Le 29 janvier a eu lieu à Washington la quinzième conférence annuelle State of the Net , consacrée à la gouvernance d’Internet et aux politiques du numérique. L’organisation de cette conférence est l’une des activités majeures de l’Internet Education Foundation (IEF), un organisme à but non-lucratif soutenu par des groupes d’intérêt public, des entreprises et des associations, qui se veut une plateforme de débat équilibrée et non-partisane à l’intersection des questions technologiques et des politiques publiques. State of the Net réunit des intervenants issus des secteurs public et privé afin d’explorer le potentiel et les impacts d’Internet en matière de communication, de commerce et de démocratie.
Une représentation de haut niveau
Six représentants du Congrès américain, à majorité démocrate, ont été accueillis lors du State of the Net 2019 pour des discours d’ouverture, de clôture, et des « conservations au coin du feu » (fireside chats). Une telle représentation n’est pas surprenante puisque le président de l’IEF, Jerry Berman, est également à la tête du comité consultatif (rassemblant 200 organismes) auprès du Congressional Internet Caucus, groupe bipartisan composé de 160 membres du Congrès, ainsi que le fondateur du Centre pour la démocratie et la technologie (CDT), une organisation basée à Washington et Bruxelles dont l’objectif est de préserver les libertés individuelles sur Internet. Les participants à la conférence ont donc pu écouter David Cicilline et Jim Langevin (respectivement représentants démocrates du 1er et du 2e district de Rhode Island), Mike Doyle (représentant démocrate du 14e district de Pennsylvanie), Bob Latta (représentant républicain du 5e district de l’Ohio), Suzan DelBene (représentante démocratie du 1e district du Washington) et Anna G. Eshoo (représentante démocrate du 18e district de Californie).
Des hauts représentants fédéraux sont également intervenus : Makan Delrahim, procureur général adjoint de la division anti-trust du département de la Justice (DOJ), Rebecca Kelly Slaughter, Commissaire de la Federal Trade Commission (FTC), Brendan Carr, Commissaire de la Federal Communications Commission (FCC), et Michael Kratsios, Conseiller adjoint du Président pour les questions de politique numérique. Le reste de la journée était organisé sous forme de tables rondes reflétant les principaux thèmes d’actualité – cybersécurité, intelligence artificielle, futur du travail, gouvernance d’Internet, protection de la vie privée, expression en ligne et polarisation du débat public – avec la participation de représentants publics, d’universitaires, de think tanks et centres de recherche, d’associations professionnelles, de groupes de défense et de cabinets d’affaires publiques. Peter Fatelnig, Ministre conseiller en charge de l’économie numérique au sein de la Délégation de l’Union européenne aux Etats-Unis, participait notamment à la session sur la gouvernance d’Internet.
La 5G et la neutralité du net mentionnées seulement brièvement
Les questions traditionnelles concernant l’infrastructure des réseaux, l’encadrement des télécommunications et la neutralité du net n’ont été que peu abordées lors du State of the Net 2019. Le représentant démocrate Mike Doyle, président du U.S. House Subcommittee on Communications and Technology, a bien rappelé son attachement à la neutralité du net, dénonçant le pouvoir excessif des fournisseurs de service et soulignant la nécessité de protéger les consommateurs et les entreprises. Mais mis à part sa promesse que la neutralité du net serait le sujet de la première audition du sous-comité cette année, aucun autre intervenant n’a mentionné cet enjeu crucial. Pour rappel, suite à la nomination d’un nouveau président de la FCC en avril 2017 par le président Trump, la neutralité du net a été abrogée après une consultation publique controversée. Plusieurs Etats ont intenté des poursuites contre la FCC suite à cette décision et la Californie a adopté sa propre loi sur la neutralité du net (actuellement remise en question au niveau fédéral).
Brendan Carr, Commissaire de la FCC, a ouvert son exposé en vantant les mérites de la technologie 5G, qui va selon lui favoriser la convergence des services, l’innovation, la construction de grandes infrastructures et la création d’emploi. Il a indiqué ne pas vouloir mettre en place de restrictions gouvernementales afin de ne pas brider la compétitivité du secteur privé. Brendan Carr a notamment pointé l’avance de la Chine, où le déploiement de la 5G serait « 5 fois plus rapide » qu’aux Etats-Unis.
Les plateformes sous le feu des projecteurs
Ce sont les plateformes, plutôt que les infrastructures, qui se sont retrouvées au cœur des débats lors du State of the Net 2019 – un sujet particulièrement d’actualité puisque le Congrès a multiplié les auditions des dirigeants des grandes entreprises technologiques en 2018, que ce soit à propos de leur position monopolistique ou de leur influence présumée sur la vie politique du pays. Ces deux points ont été largement abordés lors de la conférence.
Le représentant démocrate David Cicilline, qui ouvrait la journée, s’est dit préoccupé par les questions de la concurrence dans le secteur numérique. Il a rappelé les pratiques anticoncurrentielles de Google, dénonçant la concentration du pouvoir dans les mains de la firme californienne et son impact négatif pour la presse. David Cicilline a déclaré que les prochaines audiences menées par son sous-comité, le U.S. House Judiciary Subcommittee on Antitrust, Commercial and Administrative Law, viseraient justement à documenter les comportements anti-concurrentiels de ces entreprises, afin de déterminer si l’arsenal législatif existant est suffisant ou non. Le représentant entend agir immédiatement en faveur de la presse en réintroduisant une « loi sur la concurrence et la préservation du journalisme » qui permettrait aux éditeurs de presse de négocier des arrangements commerciaux avec les plateformes dominantes. Son objectif est de mettre en place des règles du jeu équitable pour garantir une presse libre et diversifiée, essentielle en démocratie.
Les représentants de la FTC et de la division anti-trust du Department of Justice (DOJ) ont eux aussi axés leurs interventions sur les pratiques concurrentielles des géants du numérique. Rebecca Kelly Slaughter a annoncé sa volonté d’examiner plus attentivement les fusions-acquisitions et n’a pas exclu de prendre des mesures a posteriori, si les résultats ne correspondent pas aux promesses faites. Makan Delrahim a lui aussi reconnu la nécessité de mettre en place de nouvelles méthodes d’évaluation des fusions-acquisitions, citant les récentes acquisitions d’Alphabet, la maison mère de Google (1,5 milliards de dollars en 2018). Le procureur général adjoint a également exprimé son inquiétude que les plateformes dominantes d’aujourd’hui pèsent sur la mise en place de nouvelles législations afin de prévenir l’entrée de nouvelles entreprises sur le marché. Selon lui, les nouveaux entrants sont importants et une réglementation « légère » est vitale – bien qu’il ait répondu à une question de la salle que « grande » entreprise n’était pas synonyme de « mauvaise », notamment si l’entreprise en question développe un produit attendu par les consommateurs.
Démocratie, emploi, sécurité, vie privée : les impacts de la transformation numérique en débat
Adapter la main d’œuvre du pays à la transformation numérique, examiner l’impact des algorithmes, garantir ou non la protection de la vie privée au niveau fédéral, répondre aux problèmes d’expression et d’information en ligne qui polarisent les débats et nuisent à la vie démocratique, se préparer aux nouvelles formes de cyber-attaques, réévaluer les mécanismes de gouvernance mondiale de l’Internet : State of the Net 2019 proposait un tour d’horizon des questions les plus pressantes dans notre société numérique.
Préalable essentiel à la mise en place de régulations et stratégies adaptées, une table ronde portait sur le niveau d’expertise dont les membres du Congrès et les décideurs politiques ont besoin pour prendre des décisions éclairées en matière de politique numérique. Les auditions du dirigeant de Facebook au Congrès en 2018 avaient notamment mis en avant la grande méconnaissance de certains représentants concernant les fondements du secteur numérique. Les six élus présents à State of the Net semblaient toutefois bien en prise avec le sujet. Mike Doyle, en particulier, a décrit de façon fascinante l’évolution de Pittsburgh, ville de sa circonscription, ancienne capitale de l’industrie sidérurgique frappée par la désindustrialisation et le chômage, qui se reconvertit aujourd’hui avec succès dans les technologies de pointe.
Si elles ont permis de mettre des points importants à l’agenda, les différentes tables rondes et interventions sont restées relativement généralistes. Les intervenants des deux tables rondes portant sur la vie privée et la protection des données personnelles, par exemple, ont eu du mal à s’accorder. Certains ont exprimé leurs craintes qu’une législation fédérale similaire au Consumer Privacy Act de Californie ou au Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen impose des contraintes trop lourdes aux entreprises. D’autres ont justement appelé à la mise en place d’une réglementation fédérale pour éviter une fragmentation entre Etats. Dans son allocution, Suzan DelBenen, membre du U.S. House Way and Means Committee et de l’Internet of Things Caucus, a estimé qu’il était de la responsabilité du Congrès de s’assurer que les consommateurs comprennent bien le traitement réservé à leurs données.
Une annonce plus concrète a toutefois été faite lors de la table ronde sur l’expression en ligne : l’article 230 du Communications Decency Act, qui exonère les plates-formes de toute responsabilité pour le contenu affiché par leurs utilisateurs, pourrait bientôt faire l’objet d’une révision concernant les discours haineux et les contenus liés au terrorisme. Les panélistes, dont Abigail Slater, Conseillère spéciale de Trump pour la technologie et les télécoms, ont déclaré que les décideurs politiques devraient commencer à recueillir des données sur la question.
Les risques de fragmentation dans le cyberespace, fil rouge sous-jacent
Les risques de fragmentation, que ce soit au sein des Etats-Unis ou au niveau mondial, ont été soulignés lors de plusieurs autres tables rondes, constituant d’une certaine façon un fil rouge sous-jacent à la conférence. En matière de cybersécurité, Jim Langevin, membre du U.S. House Committee on Armed Services, du Cybersecurity and Infrastructure Protection Subcommittee, et co-président du Congressional Cybersecurity Caucus, a déploré la fragmentation entre Etats américains (« nous avons actuellement 50 lois, 50 standards ») et appelé à la mise en place d’une cadre national pour assurer la sécurité des infrastructures réseaux.
La table ronde sur la gouvernance d’Internet a également dénoncé la fragmentation entre pays, à l’heure où la maîtrise des infrastructures Internet est devenue un enjeu de puissance national et où les régimes autoritaires multiplient les cyberattaques. Face à cette tentation de la cyber-souveraineté, les intervenants ont appelé à un retour à des processus de gouvernance multilatéraux. L’appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace, lancé par le Président français lors du Forum de Paris sur la Paix en novembre 2018, a été cité par les intervenants comme le signe positif qu’un grand nombre d’acteurs partageaient les mêmes valeurs et appuyaient le renouveau d’une gouvernance multipartite. Largement soutenu par les pays européens, l’appel n’a toutefois pas été signé par la Chine, la Russie et… le gouvernement fédéral américain.
Dans son discours sur l’état de l’union le 5 février 2019, le Président Trump n’a fait aucune mention des questions technologiques et politiques – 5G, cybersécurité, neutralité du net, protection de la vie privée – qui divisent pourtant les Etats-Unis.
Rédactrice
– Clémentine Désigaud, Attachée adjointe pour la Science et la Technologie, Washington DC, [email protected]