L’activisme climatique a-t-il sa place dans les colloques et conférences scientifiques ? La question donne lieu à de vifs débats aux Etats-Unis après les sanctions dont ont fait l’objet les scientifiques du climat Peter Kalmus (Oak Ridge National Laboratory, un laboratoire du Department of Energy au Tennessee) et Rose Abramoff (NASA Jet Propulsion Laboratory, Californie) pour être montés sur scène et avoir déployé une banderole « Out of the lab and into the streets » au début d’une session plénière de l’assemblée annuelle de l’American Geophysical Union (AGU) à Chicago, Illinois, le 15 décembre 2022. L’AGU est la plus grande société savante mondiale dans le domaine des géosciences, et la conférence rassemblait au moins 10 000 participants de plus de 100 pays.
L’engagement militant de Peter Kalmus et Rose Abramoff (membres du mouvement Scientist Rebellion [1]) leur avait déjà valu une arrestation et une courte détention pour désobéissance civile en novembre 2022, pour s’être enchaînés à la grille de l’aéroport international Charlotte Douglas de Caroline du Nord en guise de protestation contre les émissions des jets privés.
L’AGU a réagi en les expulsant de la conférence sous escorte, en retirant du programme les résumés de leurs interventions scientifiques (abstracts), et en adressant des signalements de faute professionnelle à leurs employeurs – ce qui a valu ensuite à Rose Abramoff d’être licenciée en janvier 2023 pour utilisation abusive de ressources publiques à des fins personnelles dans le cadre d’une mission, et violation du code de conduite et d’éthique du laboratoire.
Plus de 2000 chercheurs du monde entier (parmi lesquels 124 affiliés à des institutions françaises, dont la coprésidente du groupe 1 du GIEC, Valérie Masson-Delmotte) ont signé depuis une lettre ouverte à AGU dénonçant la disproportion de cette réaction [2]. L’affaire a été médiatisée jusqu’en France [3]. Des personnalités politiques ont relayé ces protestations – le sénateur démocrate du Massachusetts Edward Markey a ainsi adressé le 3 février 2023 à la direction d’AGU une lettre soulignant la contradiction entre ce traitement de l’incident et le fait que l’organisation décerne tous les ans un prix à des chercheurs pour leur engagement dans la sensibilisation du grand public aux enjeux des sciences du climat. Edward Markey y enjoint l’AGU de répondre sous quinzaine à un certain nombre de questions (non sans rappeler incidemment le mécénat des pétroliers Exxon Mobil et Chevron dont bénéficie l’organisation) [4].
Le 17 février 2023, la direction d’AGU, s’appuyant sur les conclusions de son comité d’éthique, a annoncé la réintégration des abstracts de Peter Kalmus et Rose Abramoff dans la conférence, mais continue d’assumer leur expulsion en invoquant un motif de sécurité. Le journal Science anticipe que cette « demi-mesure » ne suffira pas à apaiser la communauté [5].
La question du passage à l’action militante – voire à la désobéissance civile – des scientifiques du climat face à l’impression que leurs alertes sont ignorées attire de plus en plus l’attention des médias et du grand public. Une enquête auprès de plus de 200 d’entre eux par le journal Nature en 2021 avait établi que 43% d’entre eux avaient déjà signé des pétitions, 40% avaient déjà entrepris des actions auprès de responsables politiques, et 25% avait déjà participé à des manifestations [6].
Rédacteur : Joaquim Nassar, Attaché pour la Science et la Technologie, Washington, DC