Batailles politiques et  judiciaires autour du “coût social du carbone”

Siège de la US Environmental Protection Agency (US EPA) à Washington D.C.

Nous avons évoqué dans la Newsletter d’octobre 2023 la multiplication des litiges climatiques aux Etats-Unis [1]. Une question difficile dans ces affaires est l’estimation de la part des dommages causés par le changement climatique qui peut être imputée spécifiquement à l’activité d’une entreprise.

Au début des années 1980 a été introduite aux Etats-Unis la notion du coût social du carbone (SCC) : il s’agit d’une estimation monétaire du dommage marginal causé par l’émission d’une “tonne équivalent CO2” supplémentaire de gaz à effet de serre. Même en mettant de côté certaines objections philosophiques et éthiques (cette méthode repose sur le postulat qu’on peut mettre un prix sur tout type de dommage, et sur des formules d’actualisation qui attribuent une pondération exponentiellement décroissante aux dommages à long terme, faisant donc peu de cas des “générations futures”), l’estimation du SCC varie grandement selon les hypothèses retenues.

Le SCC a commencé à être utilisé par les agences fédérales sous l’administration Obama, avec pour valeur de référence 51$ par tonne équivalent CO2. L’administration Trump a ramené cette valeur à 1$ (sic). Elle a été ré-estimée provisoirement à 51$ par l’Administration Biden. L’Environmental Protection Agency (EPA)  a proposé en novembre 2022 une méthodologie conduisant à une valeur de 190$ [2]. Les détracteurs de l’application de mesures basées sur le SCC mettent volontiers en avant l’absence de consensus sur sa méthode de calcul.

La Securities Exchange Commission (SEC), autorité de régulation des marchés financiers américains, a ouvert en mars 2023 une période de consultation publique pour un projet de réglementation.  Celle-ci impose aux entreprises cotées de publier des données sur le risque que le changement climatique fait subir à leurs activités (ce qui s’inscrit assez naturellement dans le mandat de la SEC d’assurer que les investisseurs soient informés des risques importants liés à leurs placements) ; mais elle leur impose aussi de publier des informations sur leurs propres émissions – à la fois les émissions “directes” (“scope 1”), et les émissions “indirectes” : celles induites par la consommation d’énergie de l’entreprise (“scope 2”) et celles de ses sous-traitants (“scope 3”). Elles doivent aussi expliquer leur stratégie pour réduire leurs émissions (en incluant les éventuels recours aux certificats de compensation).

Une étude publiée dans Science au mois d’août 2023 [3] propose une méthodologie pour convertir ces données en évaluation financières des dommages imputables aux émissions de carbone (corporate carbon damages), rapportés au chiffre d’affaires ou aux profits de l’entreprise, en se basant sur la valeur du SCC de 190$ proposée par l’EPA. Sur la base des échantillons des données publiques disponibles, elle estime ainsi qu’1$ de profit dans le secteur énergétique ou dans le secteur des transports s’accompagne respectivement de 3.8$ ou 6.7$ de dommages sociaux.

L’étude plaide pour une généralisation de l’obligation de publication des données d’émissions des entreprises, afin de pouvoir établir la part de responsabilité des différents acteurs tout au long de la chaîne de valeur d’un secteur, et entre les différents secteurs.

Le projet de réglementation de la SEC, qui a fait face à une forte opposition des Républicains ainsi que des groupes d’intérêts industriels, n’est pas encore finalisé, et son ambition pourrait être réduite dans la version finale. Dans le même temps, un projet de réglementation est préparé par l’Etat de Californie, qui représente un marché essentiel pour beaucoup d’entreprises. Enfin, suite à l’adoption par l’Union Européenne de la Corporate Sustainability Reporting Directive [4], les entreprises américaines levant des fonds sur les marchés financiers européens devront publier des informations sur leurs émissions de gaz à effet de serre dès 2024 (et à partir de 2025 les entreprises américaines ayant des filiales en Europe seront aussi concernées). Le retard pris par le projet de la réglementation de la SEC est donc une source d’inquiétude pour les entreprises, qui craignent de faire face à des exigences de publication à géométrie variable entre le niveau des Etats, le niveau fédéral et le niveau international.

Par ailleurs, le Federal Acquisition Regulatory (FAR) Council, qui établit les règles des commandes et achats publics pour le Department of Defense, la NASA et la General Services Administration, a proposé en novembre 2022 une nouvelle réglementation imposant aux bénéficiaires de contrats fédéraux de dévoiler leurs données d’émissions de gaz à effet de serre (et, pour les plus grands contractants, celles de leurs sous-traitants également) [5].

Cette proposition de réglementation a elle aussi été vivement attaquée par les Républicains, en particulier lors d’enquêtes et d’auditions conduites entre mars et septembre 2023 par différents comités de la Chambre des Représentants, dont le comité “Science, Technologie, Espace” : outre les arguments de coût de mise en oeuvre pour les entreprises, des arguments de sécurité nationale et de risque d’ingérence étrangère dans les marchés de défense ont été invoqués, notamment parce que le FAR Council envisage de confier les évaluations à la Science Based Targets initiative (SBTi) [6], un partenariat international entre United Nations Global Compact, World Resources Institute (WRI) et le World Wide Fund for Nature (WWF).

La Maison Blanche a  pour sa part annoncé le 21 septembre 2023 son intention d’étendre  la prise en compte du coût social des gaz à effets de serre dans les politiques et commandes publiques fédérales, les financements d’infrastructures, les décisions d’octroi de permis d’exploitation, les amendes, et les programmes d’aide internationale [7]. Elle invoque la capacité du gouvernement fédéral, “premier acheteur au monde”, à impulser des changements globaux.

Signal encourageant pour la Maison Blanche, la Cour Suprême des Etats-Unis a refusé le 10 octobre 2023 de se saisir d’un recours déposé par l’Avocat Général du Missouri, Andrew Bailey contre l’utilisation de la valeur provisoire du SCC de l’administration Biden, quelques mois après avoir débouté un recours de son homologue de Louisiane, Jeff Landry. Cela ne signifie pas la fin des recours, mais les entités qui attaqueront les mesures basées sur le SCC devront prouver au cas par cas les torts qu’elles leur causent.

Rédacteur : Joaquim Nassar, attaché pour la Science et la Technologie, Ambassade de France à Washington D.C., [email protected]

Références :

[1]  “People of the State of California v. Big Oil” : Quelle place pour les preuves scientifiques dans les litiges climatiques ?

[2]  EPA Draft “Report on the Social Cost of Greenhouse Gases: Estimates Incorporating Recent Scientific Advances”

[3]  Mandatory disclosure would reveal corporate carbon damages, Science 381 (6660)

[4] New rules on corporate sustainability reporting: The Corporate Sustainability Reporting Directive

[5] Federal Acquisition Regulation: Disclosure of Greenhouse Gas Emissions and Climate-Related Financial Risk

[6] https://sciencebasedtargets.org

[7] Biden-⁠Harris Administration Announces New Actions to Reduce Greenhouse Gas Emissions and Combat the Climate Crisis, 21 septembre 2023

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