Un sommet qui vient clôturer plus de deux ans de travail et préfigure l’attitude américaine envers ses alliés sur le plan de la compétition technologique
Pour rappel, la National Security Commission on Artificial Intelligence (NSCAI) est une commission indépendante, autorisée par la loi de défense 2019, et ayant pour but de réfléchir aux moyens de faire avancer le développement de l’IA et des technologies associées en prenant en compte les aspects de sécurité nationale et de défense. Composée d’un groupe d’experts de l’IA issus de l’industrie, du monde académique, ou ayant exercé des fonctions au sein du gouvernement, la NSCAI a remis son rapport final et ses recommandations sur la politique technologique au gouvernement américain en mars dernier. Ce Global Emerging Technology Summit (voir programme complet) avait pour objectif de marquer une nouvelle étape suite aux travaux de la commission et de présenter l’approche américaine à venir, notamment en matière d’interaction avec ses alliés et avec les démocraties du monde entier sur les enjeux du développement de l’IA et des technologies émergentes. Bien que l’événement ait été présenté comme une occasion d’échanger sur le futur de la technologie et les possibilités de coopération avec les pays partenaires, le sommet a surtout permis une présentation de la position américaine.
Un rendez-vous technologique et géopolitique de grande ampleur marqué par la présence de représentants politiques de très haut niveau
À l’occasion de ce sommet, des invités de très haut niveau se sont déplacés pour présenter au monde la nouvelle stratégie technologique américaine. En effet, côté américain, 3 membres du cabinet (équivalent à des ministres) de l’administration Biden sont intervenus : la secrétaire au Commerce Gina Raimondo, le secrétaire de la Défense Lloyd Austin et le secrétaire d’État Antony Blinken. Le conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche Jake Sullivan, plusieurs sénateurs et le directeur de l’Office of Science and Technology Policy (OSTP) Eric Lander étaient également présents pour représenter la position américaine sur les technologies émergentes.
Des représentants politiques étrangers ont également participé à ce sommet afin de présenter la position de leur pays vis-à-vis de cette nouvelle géopolitique technologique. L’Union Européenne, premier partenaire économique et scientifique des Etats-Unis, était représentée par la troisième vice-présidente et commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager, qui est intervenue en virtuel et par l’Ambassadeur de l’Union européenne aux États-Unis, Stávros Lambrinídis, présent sur place. Par ailleurs, des ministres de pays indo-pacifiques (Nouvelle-Zélande, Australie, Japon, Inde, Corée du Sud, Taïwan, Singapour) et européens (Grande-Bretagne, Italie, Suède, Danemark) sont intervenus à distance. Ils ont unanimement affirmé leur engagement pour une IA éthique et respectant la vie privée, mais leur succincte apparition accentuait l’image des États-Unis comme des leaders bienveillants que les autres pays sont simplement invités à suivre.
Des experts de différents domaines (industrie, science, politique) sont venus partager leurs connaissances sur l’intelligence artificielle et ses enjeux. Des membres de la NSCAI étaient bien entendu parmi les intervenants, mais aussi des dirigeants d’entreprises (OpenAI, Ginkgo Bioworks, F-Secure), le secrétaire général de l’OCDE Mathias Cormann ou encore des conseillers politiques tels que l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright et l’ancien secrétaire général de l’OTAN Anders Rasmussen. Remarquons que les questions scientifiques autour de l’IA ont été peu abordées, ce qui est révélateur de l’approche des Etats-Unis dans le domaine de l’IA : la recherche scientifique est devenue secondaire, nous entrons désormais dans l’ère des applications industrielles et politiques de l’IA.
Le discours des Etats-Unis invite les pays partenaires à choisir le camp démocratique face aux régimes autoritaires dans cette nouvelle lutte technologique
- Une opposition fondée sur des valeurs défendues différentes
En dépit de son nom, le Global Emerging Technology Summit était avant tout un événement politique visant à réaffirmer l’attachement américain aux valeurs démocratiques et libérales sur la scène internationale. L’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, reliant la lutte technologique actuelle avec les enjeux géopolitiques de la Guerre froide à l’époque de son mandat, a longuement insisté sur la nécessité de défendre les principes démocratiques et de s’unir ensemble face à la menace des dérives autoritaires : “this is about values” a-t-elle répété plusieurs fois, “democracy versus authoritarianism”. Le secrétaire d’Etat Antony Blinken a exprimé dans son discours la nécessité de “défendre un internet ouvert, sûr, fiable et interopérable […] afin que la technologie bénéficie avant tout à nos citoyens et à notre démocratie. […] C’est une priorité diplomatique pour les Etats-Unis” (« defending an open, secure, reliable, and interoperable internet […] and carry out a compelling vision for how to use technology in a way that serves our people, protects our interests and upholds our democratic values. […] It is a diplomatic priority for the United States to do that. ») Il a annoncé que le Department of State (DoS, équivalent du Ministère des Affaires Étrangères) allait créer une équipe dédiée aux enjeux technologiques et a assuré que l’administration Biden prenait ce sujet “très au sérieux”. Cette idée d’un internet libre incarne les principes de la démocratie que les Américains défendent, en opposition avec la surveillance de masse qui est décriée chez les régimes autoritaires, et s’inscrit dans la lignée du discours sur les valeurs libérales et l’éthique des technologies émergentes. D’une manière générale, l’ensemble des intervenants côté américain a exprimé son soutien et son adhésion à une IA “digne de confiance” qui soit en accord avec la démocratie et la liberté, sans toutefois que ces annonces soient suivies de propositions concrètes. La Chine et la Russie ont été citées à de nombreuses reprises comme les représentants d’un mouvement autocratique qui serait le nouveau concurrent des Etats-Unis et des pays démocratiques. C’est donc la défense de la démocratie, plus encore que la compétitivité technologique et économique, qui est véritablement en jeu : “nous avons l’intention d’assurer le leadership américain, et nous avons l’intention d’obtenir des résultats pour les citoyens américains” (We intend to secure American leadership. We intend to get results for the American people ») a clamé Antony Blinken en clôture de son discours.
- Les risques encourus à se désengager de cette compétition technologique, implication de la Défense
Dans la lutte technologique qui s’engage avec la Chine, les Américains souhaitent être les leaders et défendre la liberté et les Droits de l’Homme. Pour cela, ils cherchent à établir des standards internationaux qui feront autorité dans le domaine de l’IA, protéger leurs technologies et leur recherche face à l’espionnage scientifique, et renforcer la coopération avec les alliés. Plusieurs intervenants ont fait référence au Trade and Technology Council (TTC), un partenariat entre les Etats-Unis et l’Europe sur les technologies émergentes qui a été établi suite à la visite de Joe Biden en Europe en juin dernier. Par le biais du National Institute of Standards and Technology (NIST), les Américains entendent diffuser leurs standards de gouvernance et d’utilisation de l’IA à travers le monde afin d’affirmer leurs principes sur la scène mondiale. En effet, les risques liés à une utilisation malveillante de l’IA sont nombreux : surveillance de masse, espionnage, cyberattaques, désinformation, manipulations électorales, etc. Les États-Unis ont donc intérêt à investir dans la recherche militaire et sécuritaire de l’IA afin de favoriser un usage des technologies en faveur de l’intérêt général et en accord avec le modèle démocratique. Par ailleurs, dans le domaine militaire, le secrétaire à la défense Lloyd Austin a annoncé d’importantes transformations avec la création d’une “AI Data Acceleration Initiative” et un budget de 112 milliards de dollars pour la R&D en 2022, dont 28 milliards pour les technologies émergentes, un budget jamais atteint dans l’histoire du Department of Defense (DoD). Selon Lloyd Austin, 600 projets d’IA seraient actuellement en cours de développement au sein du DoD – une hausse significative par rapport à l’année passée – pilotés par le Joint Artificial Intelligence Center (JAIC), le centre d’excellence en IA du département de la Défense. Sans rechercher l’affrontement, les États-Unis veulent être prêts à se défendre d’acteurs malveillants : « Notre priorité est d’éviter les conflits… et de dissuader nos adversaires. Et cela requiert de notre part une nouvelle vision pour la dissuasion pour le XXIe siècle » (« But our first goal should be to prevent conflict… and to deter adversaries. And that demands of us a new vision for deterrence in this century. »).
- Différents formats de collaboration avec les alliés : coopérations bilatérales, partenariats multilatéraux
Au-delà de l’adhésion à des valeurs communes, la volonté de s’unir aux pays alliés était au cœur du discours américain. La seule présence du secrétaire d’Etat Antony Blinken montre combien les Etats-Unis ont voulu insister sur leur engagement international en matière de technologies émergentes, et combien l’enjeu diplomatique de ces questions est important à leurs yeux. Le secrétaire Blinken a fortement insisté sur la volonté américaine de retrouver un leadership et de bâtir une coalition technologique des démocraties. Des coopérations internationales comme Partenariat Mondial pour l’Intelligence Artificielle (PMIA), ou régionales comme le TTC (États-Unis et Union Européenne) ou le QUAD (Inde, Japon, Australie, Etats-Unis) sont des moyens pour les États-Unis de renforcer leurs liens avec leurs partenaires, de susciter l’adhésion et d’engager une discussion sur la gouvernance des technologies. Par ailleurs, les États-Unis sont engagés dans plusieurs partenariats bilatéraux, avec le Japon, l’Australie, l’Allemagne ou encore l’Inde, qui consistent en des accords de coopération scientifique, économique, et parfois même militaire. Les Américains ont concédé qu’ils ne peuvent lutter seuls et qu’ils ont besoin d’alliés pour faire face aux régimes autoritaires et le format du sommet inclinait les pays présents à choisir leur camp. Avec ces pays, les Américains souhaiteraient mettre en commun les données non sensibles, forger des partenariats de recherche et établir des normes juridiques communes et démocratiques pour l’IA. Il s’agit à la fois d’une coopération scientifique et technique afin de faire progresser la recherche et l’adoption de l’IA, d’un partenariat éthique afin d’établir des normes de gouvernance communes, et d’un bloc géopolitique uni. Les Etats-Unis ont ainsi montré qu’ils étaient de retour sur la scène mondiale, et donné le sentiment qu’ils souhaitaient mener un nouveau combat contre la tyrannie dans lequel les démocraties doivent s’unir afin de diffuser leurs standards de gouvernance à l’échelle internationale.
Les objets de la collaboration, les autres axes d’importance pour les Etats-Unis
- Régulation et vie privée
L’ensemble des pays présents s’est accordé sur la nécessité de réguler l’IA afin de protéger la vie privée, d’encadrer les possibles dérives liées aux erreurs ou aux biais dans les données et d’assurer une utilisation bienveillante de ces technologies. Les Européens ont rappelé leur volonté de protéger les données personnelles et la vie privée, ainsi que d’établir des normes dans un cadre multilatéral, par exemple au travers de l’OCDE qui a établi des principes pour l’IA en 2019, ou encore via le PMIA. L’approche américaine est avant tout pragmatique : elle consiste à laisser une marge de manœuvre pour l’innovation et l’expérimentation, et à intervenir au cas par cas lorsqu’une technologie devient problématique. Si les Américains entendent développer des standards pour une IA “responsable, équitable, traçable, gouvernable et fiable”, selon les mots du secrétaire à la défense Lloyd Austin, la régulation ne doit pas aller à l’encontre de l’innovation. La secrétaire au commerce Gina Raimondo a clairement présenté la position américaine à ce sujet : “Il est essentiel que l’IA soit régulée de telle sorte qu’elle soit en accord avec nos valeurs démocratiques. […]. Mais comprenez-moi bien : je ne dis pas que nous devons réguler au point de ralentir l’innovation. Je pense plutôt tout le contraire : nous devons donner un coup d’accélérateur à notre écosystème d’innovation” (« It is important that AI is developed in a way and regulated in a way that is consistent with our democratic values […] Now don’t misunderstand anything I’m saying to think that I’m saying we should overregulate AI an slow down the rate of innovation. I think we need to, if anything, step on the gas in the way we innovate ». Les Américains privilégient ainsi la circulation des données et l’innovation sur la sécurité et l’éthique, tandis que les Européens souhaitent s’assurer qu’une technologie est sûre avant de l’exploiter et de faire circuler des données personnelles.
- Innovation et attraction des talents
Les intervenants américains ont rappelé que la force des Etats-Unis reposait sur leur capacité à innover et à attirer les meilleurs talents du monde entier. Le gouvernement souhaite renforcer les liens avec l’industrie et accroître considérablement l’investissement dans la recherche, notamment au travers de la loi United States Innovation and Competition Act (USICA) qui devrait bientôt être votée au Congrès et propose un investissement historique de 250 milliards de dollars sur cinq ans pour les technologies émergentes. Par ailleurs, la secrétaire au commerce Gina Raimondo a insisté sur la nécessité de développer les formations STEM (Science, Technology, Engineering and Mathematics), qui font la force des Etats-Unis et sont au cœur de leur modèle d’innovation. Selon la secrétaire Raimondo, il est capital de former l’ensemble de la main-d’œuvre à l’IA pour préparer l’économie à cette nouvelle révolution technologique. Les Américains souhaitent à la fois renforcer leur système éducatif et l’offre de formations en IA pour leurs propres citoyens, mais aussi attirer davantage de talents étrangers afin d’accroître leur compétitivité tout en privant leurs concurrents de ces précieux cerveaux. Dans la continuité du discours de leadership qui était en filigrane sur l’ensemble du sommet, les Etats-Unis veulent prouver au monde que leur système est le meilleur, en parvenant à attirer les meilleurs étudiants étrangers et à les garder sur le territoire américain du fait d’un environnement académique et économique qu’ils jugent supérieur.
Rédacteurs :
David DINIZ, Analyste stagiaire auprès du service pour la Science et la Technologie, [email protected]
Kévin KOK HEANG, Attaché adjoint pour la Science et la Technologie, [email protected]