Agitation et inquiétude dans le monde de l’innovation qui travaille à la charnière entre la production de connaissances et production de valeur. Ces derniers jours, la presse spécialisée se fait l’écho d’un mouvement général d’angoisse quant à l’avenir du modèle américain de l’innovation pourtant si envié à l’étranger.
La plupart des experts s’accordent à constater que le pays est enfoncé dans un paradoxe qui joue en défaveur de l’innovation. En effet, tous pensent que la croissance de demain ne viendra pas des grandes industries lourdes, à l’image de l’automobile, mais des petites entreprises innovantes, dynamiques capables d’impulser un rebond économique. Mais les mêmes experts se déclarent très sceptiques sur l’impact concret du plan de 700 milliards de l’Administration fédérale qui, immanquablement prélèvera des ressources consacrées à l’éducation, la recherche et l’innovation surtout dans un contexte de croissance nulle ou négative et de faibles rentrées fiscales. Certains vont même jusqu’à penser que, désormais, le Gouvernement devrait songer à un grand plan mobilisateur sur les STIC et les technologies vertes, moins orienté sur la consommation que sur la production. Ce plan serait de nature à contrebalancer l’insistance des autorités à soutenir le système bancaire et financier qui croule sous l’effet des mauvaises créances et des pratiques prudentielles à risque liées au monde de consommation américain.
Cette vision macroéconomique est couplée à l’idée répandue chez les investisseurs et entrepreneurs que la crise actuelle va considérablement freiner l’appétence à créer des entreprises alors que précisément une majorité d’américains est convaincue que la croissance future dépend de l’entreprenariat et des entreprises qui savent prendre des risques. Le fossé se creuse : selon la récente étude (26-29 sept. 2008) de la Fondation Kauffman, une fondation spécialisée en entrepreneuriat, une forte minorité d’américains (49%) considèrent que la période actuelle est riche d’opportunités mais, dans le même temps, seulement 26% des mêmes sondés se disent prêts à créer une entreprise au cours des cinq prochaines années.
Ce sentiment est partagé par les capitaux risqueurs qui craignent la propagation du "virus de Wall Street" dans des environnements, jusqu’alors épargnés, comme la Silicon Valley où certains prêteurs vont être tentés par la vente à bas prix, voire la liquidation de leurs participations. Selon Claire Cain Miller (International Herald Tribune), le rythme de constitution des fonds des capitaux risqueurs se ralentit même si dernièrement AustinVentures, Battery Ventures et Sequoia Capital ont respectivement levé 900 millions, 1,7 milliard et 250 millions de dollars. La raison de ce ralentissement est simple, la prise de risque baisse et les traditionnels opérateurs, comme les fonds de pension, diminuent voire suspendent leur implication dans des investissements sur le long terme associés à une prise de risque. Ce phénomène est couplé à deux autres : la valeur médiane d’une fusion-acquisition ou d’une jeune pousse soutenue par une entreprise de capital risque est passée de 90 millions (troisième trimestre de 2007) à 49 millions au cours de la même période en 2008. La conséquence est simple : le nombre de transactions et les mouvements se ralentissent. La Silicon Valley table cette fin d’année sur 66 "sorties" contre 116 il y a un an à la même période. De fait, les affaires se figent et les jeunes pousses doivent faire face à des actionnaires subitement exigeants, à l’image de Sequoia qui enjoint ses entreprises à devenir "(…) cash flow positive as soon as possible" tout en "(…) recherchant de façon agressive des fusions et acquisitions".
La situation actuelle profite aussi à certains. C’est le cas des entreprises pharmaceutiques qui, accablées par des coûts de recherche en expansion constante et des contraintes toujours plus grandes imposées par la FDA, saisissent l’occasion pour acquérir à bas prix des entreprises jeunes ou possédant un portefeuille de candidats médicaments complémentaires. Parmi les exemples récents, il y a Eli Lilly qui a sur-enchéri à des offres concurrentes pour prendre possession de ImClone, une très jeune entreprise qui produit des anti-cancéreux.
Mais le fonds de l’affaire est ailleurs. Derrière la stratégie des acteurs qui tentent tant bien que mal de traverser la période de turbulences sans trop de dommages, les interrogations sont nombreuses et vives sur l’économie du système de l’innovation dans son ensemble aux Etats-Unis. La subordination de l’innovation aux marchés financiers jette le doute sur la capacité des Etats-Unis à maintenir son modèle d’innovation fondé sur la libre entreprise, les forces du marché et le laisser-faire fédéral. Pour les communautés concernées, la crise actuelle apparaît comme une très mauvaise nouvelle pour la recherche scientifique, l’éducation et l’innovation (Prof. Porter, Université de Georgia Tech.) car les conséquences vont très rapidement se faire sentir sur les arbitrages budgétaires que devra rendre le Gouvernement fédéral.
Pessimistes, certains universitaires vont même plus loin, comme le sociologue I. Wallerstein (Université de Yale), en insistant sur l’accélération de la perte de leadership et d’attractivité que génère la crise actuelle, surtout dans un contexte marqué par la formidable montée en puissance de pays comme la Chine qui développe ses atouts et contribue à la création d’un monde à plusieurs pôles dominants.
Une chose est sûre, et les pessimistes comme les optimistes partagent ce constat, la crise financière marquera durablement les esprits et rien ne sera plus comme avant. Mais n’avait-on pas dit cela lors de l’éclatement de la bulle internet en 2008?!
Source :
– "Americans Believe Entrepreneurs Will Revive Economy, According to Kauffman Foundation Survey", Fondation Kauffman, 01/10/10 – https://www.kauffman.org/items.cfm?itemID=1175
– "Venture capitalists see a lifeline slipping away", John Letzing, Market Watch, 02/10/08 – https://www.sfgate.com/cgi-bin/article.cgi?f=/c/a/2008/10/13/BU0G13G840.DTL&feed=rss.business
– "Buying opportunity", The Economist, 09/10/08 – https://www.economist.com/business/displaystory.cfm?story_id=12381013&fsrc=rss
Pour en savoir plus, contacts :
– "America’s Superpower Status Threatened by Financial Crisis", Robert Roy Britt, Live Science, 10/10/08 – https://www.livescience.com/culture/081010-world-order.html
– "Tech Sector Could Star In U.S. Economic Salvation", Thomas Claburn, InformationWeek, 30/09/08 – https://www.informationweek.com/news/management/roi/showArticle.jhtml?articleID=210604874
Code brève
ADIT : 56357
Rédacteur :
Antoine Mynard, [email protected]