Désaffection des carrières scientifiques et technologiques aux Etats-Unis : le marché du travail à la racine du problème

Les adeptes de la "crise silencieuse" sévissant dans le "monde plat" décrit par Thomas Friedman vont être rassurés [1]. Selon une étude récente financée par la fondation Alfred P Sloan et mené par l’Institut des Etudes de Migration Internationale de Georgetown en partenariat avec le Centre Heldrich d’Etudes du Développement de la Population Active, la racine du problème de désaffection des étudiants américains pour les sciences dures ne serait pas éducative mais salariale. Par conséquent, la prétendue dépendance des Etats-Unis en matière d’étudiants étrangers en "STEM" ("Science, Technologies, Engineering and Mathematics") serait désormais à relativiser [2].

Une concentration de politiques d’amélioration de l’offre de diplômés qui négligerait le vrai problème

Selon nombre de rapports dont l’emblématique "Rising above the gathering storm" des National Academies, les Etats-Unis font face à un déficit de production de diplômés en STEM. La principale raison avancée a toujours été celle de la baisse chronique du niveau des élèves américains en science et ingénierie. Celle-ci génère une désaffection pour ces disciplines tout en menaçant les capacités d’innovation de long terme.

C’est pourquoi des mesures de sensibilisation et de renforcement de l’enseignement des STEM dans les collèges et lycées ont été prises avec des fonds consacrés à la NSF dans le cadre de l’America COMPETES Act ou encore le récent programme "Educate to innovate". Ces politiques répondent en grande partie aux cassandres qui s’expriment du côté des écoles et des universités.

L’article "Into the Eye of The Storm", publié en octobre 2007 par L. Lowell et H. Salzman a jeté un pavé dans la mare des pessimistes. Il soutient que les besoins du marché du travail en STEM ne couvrent que 20% de la production annuelle de diplômés correspondant. Par conséquent, non seulement le déficit lui-même est remis en cause, mais le problème de faible niveau moyen est également évacué dans la mesure où les meilleurs éléments de la grande population estudiantine américaine [3] couvrent les besoins industriels.

La fin d’un mythe: y-a-t-il vraiment un déficit de formation en STEM aux Etats-Unis ?

Le segment STEM du marché du travail aux Etats-Unis est assez étroit, ne représentant que 5% des 150 millions d’actifs. Dans leur article d’octobre 2009, L. Lowell ainsi que H. Salzman rejettent l’idée d’un déficit de production de diplômés des STEM. Seules certaines niches et certains postes d’enseignants souffrent clairement d’un manque de main d’oeuvre en STEM : pour l’éducation primaire et secondaire l’estimation des besoins se monte à 280.000 d’ici à 2015 [4].

Le nombre d’étudiants en science et ingénierie a continué de croître jusqu’à 1990,puis a enregistré un fléchissement de 1990 à 1999 pour finalement rebondir en ce début du XXIème siècle. Les années 90 ont donc marqué un tournant. Le taux de désaffection, plutôt stable de 1972 à 1992, a brusquement augmenté et, véritable ombre au tableau, a surtout touché le quintile des meilleurs étudiants.

Une désaffection qui touche les étudiants les plus brillants

Selon l’échantillon suivit par L. Lowell et H. Salzman, depuis la fin des années 90, la proportion du cinquième quintile des étudiants en STEM choisissant par la suite une matière scientifique comme discipline dominante dans leur cursus, est passée de 30% sur la période 1992-97 à 15% de 2000 à 2005. De surcroît, les détenteurs de diplômes en STEM s’éloignent des carrières pour lesquelles ils sont formés : seulement 48% d’entre eux font le choix d’une carrière scientifique. On constate, que, contrairement à l’idée couramment répandue, ce n’est pas à la sortie du lycée que s’effectue le phénomène de désaffection mais à la sortie de l’université.

Mais, comme l’explique H. Salzman, le monde de la finance, de la médecine ou du droit offrent des salaires ainsi qu’une sécurité de carrière bien supérieurs à celles des scientifiques et ingénieurs. En matière de carrière universitaire, le décollage est long et les opportunités rares, tandis que les entreprises technologiques ont tendance à rebuter les candidats en raison de la propension de ces dernières à se délocaliser. Néanmoins, l’innovation émerge d’un petit groupe de personnes, sur des secteurs spécifiques. Il se veut rassurant en déclarant que de telles tendances ne signifient rien quant à la compétitivité des Etats-Unis.

En fait, "c’est un problème de marché du travail et non de système éducatif" conclut Lindsay Lowell.

Scientifiques étrangers: dépendance ou simple attirance ?

Sur les 623.000 étudiants étrangers aux Etats-Unis en 2007-2008, 96.000 d’entre eux suivaient une formation en ingénierie et 52.000 en sciences physiques tandis que 60% des docteurs en S&T étaient détenteurs d’un visa temporaire [5]. Les Etats-Unis attirent beaucoup dans le domaine des STEM mais cela n’implique pas pour autant qu’il y ait un déficit de production de diplômés. En fait, cette abondance de diplômés étrangers fait sûrement pression à la baisse sur les salaires, maintenant la compétitivité américaine pour les biens technologiques tout en générant un phénomène relatif de désaffection d’une partie du contingent des jeunes diplômés scientifiques.

En outre, "peu échappent à la loi économique de l’avantage domestique" déclare L. Lowell. Tandis que le nombre de doctorats étrangers en STEM est en constante augmentation, la proportion de prix Nobel et médailles fields qui leur est attribuée décroît. De même, on pourrait être surpris du nombre de PDG d’origine étrangère dans la "Silicon Valley" (environ 40%). Cependant, les deux tiers des travailleurs sont d’origine étrangère ce qui dénote leur sous-représentation dans les fonctions clés."

Ainsi, en s’appuyant notamment sur l’étude à contre-courant de L. Lowell et H. Salzman, il ressort:
(i) qu’il n’y a pas vraiment de déficit global de production de diplômés en STEM,
(ii) que l’augmentation du taux de désaffection est un phénomène récent et confiné aux étudiants les plus brillants dans leur choix tardif d’orientation vers une carrière professionnelle,
(iii) que la dépendance en scientifiques étrangers est à relativiser.

Source :

-[1] The World is Flat: A brief history of the twenty-first century updated and expanded. P 323-360. Thomas Friedman, 2006
– Voting with their Wallets, by Beryl Lieff Benderly, Monday, December 7th, 2009, https://www.scienceprogress.org/2009/12/voting-with-their-wallets/
– Math, Science, and Engineering: A Better Career These Days? Published: November 30, 2009 by Timothy Prickett Morgan – https://www.itjungle.com/tfh/tfh113009-story09.html
– Steady as She Goes? Three Generations of Students through the Science and Engineering Pipeline, October 2009, B. Lindsay Lowella, Hal Salzmanb,c, Hamutal Bernsteina with Everett Hendersonc
– [3] Aux Etats-Unis, 30% de la population entre 25 et 64 ans est titulaire d’un diplôme de niveau licence ou supérieur, ce qui le place en 4ème position des populations les plus éduquées" au monde.

Pour en savoir plus, contacts :

– America COMPETES Act or America Creating Opportunities to Meaningfully Promote Excellence in Technology, Education, and Science Act, H.R.2272 – https://thomas.loc.gov/cgi-bin/bdquery/z?d110:h.r.02272
– "Rising Above the Gathering Storm, Energizing and Employing America for a Brighter Economic Future" – National Academies – The National Academies Press, Washington, D.C., 2007 – https://www.nap.edu/catalog.php?record_id=11463
– Le programme "educate to innovate" – https://www.whitehouse.gov/issues/education/educate-innovate
-[5] L’enseignement des STEM dans les Universités américaines: ambivalence d’une dépendance vis-à-vis des étudiants internationaux, 15/12/2008, Florence Barnier, Pascal Delisle, Pierre de Souffron
-[4] La formation des enseignants en sciences, en technologie, en ingénierie et en mathématiques au primaire et au secondaire, 08/06/2009, Estelle Bouzat
– White House Heralds Major STEM Initiative, Science Policy News, Rob Boisseau, November 24, 2009 – https://www.aip.org/fyi/2009/140.html?source=rssfyi
Code brève
ADIT : 61659

Rédacteur :

Johan Delory [email protected]

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