Kumiko Kotera, médaillée de bronze du CNRS en 2016, directrice adjointe de l’Institut d’Astrophysique de Paris (IAP), initiatrice et porte-parole de la collaboration internationale GRAND (Giant Radio Array for Neutrino Detection), est venue passer l’année universitaire 2023-2024 à Pennsylvania State University en tant que lauréate du programme Fulbright. Elle est de retour à l’IAP dont elle prendra la direction en janvier 2025. Retour sur un parcours exceptionnel.
Peux-tu nous rappeler les grandes étapes de ton parcours ?
Après des études d’ingénieur à l’ENSTA Paris – école que j’avais choisie parce qu’elle proposait une option astrophysique – j’ai effectué une thèse de doctorat à l’Université Pierre et Marie Curie (aujourd’hui Sorbonne Université) sur les rayons cosmiques d’ultra haute énergie, un post-doctorat à l’Université de Chicago et un autre au Caltech. J’ai obtenu ensuite un poste de chercheur CNRS à l’Institut d’astrophysique de Paris en 2012.
Tu es à l’origine du projet GRAND, qui est devenu une grande collaboration internationale. Peux-tu nous rappeler succinctement en quoi il consiste et la manière dont il est né ?
L’objectif du projet GRAND est de comprendre “l’univers violent” avec tous les messagers envoyés par les astres lors des événements les plus puissants de l’univers ; et plus spécifiquement, parmi ces messagers, des particules qu’on appelle des neutrinos, qui devraient nous arriver avec des énergies mille fois supérieures à celles qu’on peut obtenir au CERN avec le Large Hadron Collider (LHC), et qu’on n’a jamais encore observées sur Terre.
L’originalité de GRAND est d’utiliser une technique de détection indirecte par ondes radio : lorsqu’un flux de neutrinos cosmiques traverse une grande quantité de matière terrestre (par exemple une montagne), une très faible proportion d’entre eux interagit avec des noyaux atomiques, en produisant des cascades de particules secondaires chargées qui s’échappent dans l’atmosphère et interagissent à leur tour avec le champ magnétique terrestre, ce qui génère de l’émission radio.
Le projet est né d’une rencontre avec Olivier Martineau, expérimentateur, à une époque où j’étais plutôt théoricienne ; et d’une autre, en amont, entre Olivier Martineau et un chercheur chinois, Xiang-Ping Wu, qui avait passé plusieurs années en postdoc en France à l’observatoire de Meudon. Olivier avait ensuite passé cinq ans en Chine à construire avec l’aide de Xiang-Ping un prototype de détecteur. Il en était revenu avec l’idée d’implanter de nombreuses antennes dans des montagnes en Chine. Quand il me l’a expliquée, j’ai été immédiatement enthousiasmée par le potentiel de cette méthode. Il y a eu une vraie symbiose entre nos approches expérimentale et théorique.
Comment le projet s’est-il développé ?
En 2014, nous avons organisé un premier atelier international qui a rassemblé une vingtaine de personnes. Le brainstorming se poursuivait jusque tard en soirée et les idées fusaient. Je décris ce moment de créativité extraordinaire où le projet a vraiment pris forme dans mon livre à paraître (cf plus bas).
C’était le premier projet à ambitionner de détecter des neutrinos d’ultra haute énergie avec une telle sensibilité, le plus ambitieux du domaine, avec une technique de détection nouvelle, ce qui a attiré de nouveaux partenaires.
Le projet s’est développé petit à petit, avec des ralentissements et des complications liées au COVID et au retour de tensions géopolitiques.
La dimension personnelle a été aussi très importante : le projet a été rejoint par des gens qui s’entendaient bien !
Ce projet de recherche résolument fondamentale est-il susceptible de produire des innovations technologiques dont d’autres domaines pourraient bénéficier ?
L’astrophysique a ainsi souvent été pionnière d’innovations qui ont profité ensuite à d’autres domaines.
Les signaux radio qu’on cherche à détecter dans le projet GRAND sont très ténus par rapport au bruit ambiant, et en particulier humain, produit partout sur la planète. Il faut donc développer des techniques d’identification de signal dans du bruit, algorithmiquement,et électroniquement, donc il y a clairement de l’innovation. Nous travaillons avec des laboratoires intéressés par s’investir dans ce genre de développement.
Il y a aussi les aspects d’ingénierie mécanique dans la construction des antennes, qui doivent être robustes face au vent qu’il y a dans ces déserts ; des enjeux de télécommunication, parce que les détecteurs seront déployés sur de très grandes surfaces ; il faudra aussi des systèmes capables d’acquérir des données à très haute fréquence, de les traiter et de les transporter. Toutes ces questions nécessitent de la R&D, parce que parfois, les solutions n’existent pas encore. Des industriels sont intéressés par travailler pour nous sur ce genre de développement, en vue d’autres applications ultérieures.
D’autres innovations naîtront aussi de notre volonté d’être exemplaires en matière d’impact environnemental. Nous nous sommes par exemple déjà rendus compte que nous pouvions réduire notre impact environnemental de 60% en changeant l’alliage utilisé dans nos antennes. Réduire notre surface au sol sur des sites qui peuvent être des réserves naturelles ou des terrains militaires est par ailleurs important pour être accepté par les pays avec lesquels nous négocions notre implantation.
Comment en es-tu venu à envisager ce séjour scientifique aux Etats-Unis à ce stade de ta carrière ?
Après douze années à l’IAP, avec une part croissante de responsabilités administratives au cours des dernières années et la perspective d’en prendre bientôt davantage, j’ai ressenti le besoin de me ressourcer scientifiquement, de me concentrer sur la recherche et d’en retrouver le plaisir.
Je voulais retourner aux Etats-Unis pour retrouver une énergie et un pragmatisme que j’y avais appréciés au début de ma carrière, qui font qu’on avance vite et bien. Que les choses semblent faciles. Et lorsqu’on est dans le cadre d’une expatriation d’un an, on peut davantage prendre des risques, on a droit à l’erreur, cela n’engage pas l’avenir. Et tout en se sentant pleinement intégrée dans l’équipe, on n’a pas l’obligation de participer à la vie institutionnelle et la politique locale.
Pourquoi as-tu porté ton choix sur Penn State ? Avais-tu déjà une collaboration avec cette université ?
L’idée de Penn State est venue assez naturellement, parce qu’ils ont une vraie expertise radio sur une technique complémentaire à celle envisagée par GRAND, que nous avions aussi envie d’explorer. A l’IAP nous avions déjà des collaborations avec Penn State et des collègues sur place. Je m’y étais déjà rendue.
Je savais aussi que c’était un environnement tranquille pour la famille, avec de bonnes écoles publiques pour accueillir mes deux enfants de 6 et 8 ans. Mes collègues de Penn State ont aussi été capables d’ouvrir un poste de professeur pour mon conjoint, chercheur en intelligence artificielle, qui a pu ainsi apporter à GRAND ses compétences en analyse des données.
As-tu eu des interactions avec d’autres équipes aux Etats-Unis ?
Oui, j’ai été invitée à intervenir dans des conférences, et à donner des séminaires. Je suis allée plusieurs fois à Chicago, où il y a des équipes de pointe dans notre domaine ; à San Francisco aussi, où il y a une équipe partenaire de GRAND.
Une visite de l’ambassade de France aux USA à Washington DC, et son service Science et Technologie, a aussi été un moment marquant pour moi : cela m’a fait réaliser le rôle de la science dans la diplomatie, et m’a donné le sentiment que nous pouvions y apporter une petite pierre.
Ce séjour a-t-il eu un impact sur le devenir de la collaboration GRAND ?
D’un point de vue scientifique, cette année a été faste pour le projet GRAND, cela a été la première année où nous avons eu des données astrophysiques à analyser, et nous avons imaginé avec les collègues de Penn State des nouvelles d’architectures de détection.
Au cours de cette année, nous avons tenu un atelier qui a réuni 50 experts du domaine à Penn State University afin de réfléchir collectivement à cette question et faire ressortir les meilleures idées pour augmenter notre efficacité. Nous avons ensuite simulé un réseau de détecteurs qui combine et optimise les idées les plus pertinentes ayant émergé. Le réseau résultant permet d’atteindre, avec moins de 4 000 antennes radio et 200 km linéaires (au lieu de 200 000 antennes sur 200 000 km2) une sensibilité à la détection des neutrinos de ultra-haute énergie comparable à celle de GRAND.
Nous avons pu aussi avancer sur des pistes sérieuses pour le financement des phases ultérieures du projet.
La collaboration avec Penn State est-elle appelée à se poursuivre après ton retour en France ? D’autres chercheurs de l’IAP sont-ils amenés à séjourner à Penn State, ou inversement ?
Oui, Penn State fait partie du consortium qui va développer la phase suivante de GRAND, et le projet a démarré grâce à cette année d’études préliminaires.
Tu avais déjà eu une expérience significative de la recherche aux Etats-Unis en début de carrière. As-tu noté des ressemblances, ou des différences ?
Mes expériences américaines précédentes, à Chicago, Pasadena, n’étaient pas du tout dans le même type d’environnement. State College (NB où se trouve le campus de Penn State) est une petite localité isolée, dans les bois. C’est de cette atmosphère de retraite dontj’avais besoin à ce stade de ma carrière.
Je pense m’être mieux “approprié” le séjour que lors de mes premières expatriations, où il fallait m’adapter, comprendre où je me trouvais… J’ai eu l’impression cette fois-ci d’avoir plus de maîtrise, à la fois sur mon travail et sur ma vie personnelle et familiale.
Qu’est-ce qui te paraît le plus important à garder dans la pratique de la recherche en France et aux Etats-Unis ? Quelles seraient tes recommandations ?
J’ai observé avec intérêt, en ayant à l’esprit mes futures fonctions de directrice, la manière dont se passaient les réunions, les prises de décision ; on discute, on résume les décisions, on implémente. Je vois de vraies vraies différences avec la France, où l’on a besoin de discuter beaucoup plus longuement – parfois de “râler” – et où les choses vont moins vite… avec des moyens disponibles qui ne sont clairement pas les mêmes.
Les revers du dynamisme et de la flexibilité américaines sont l’absence de garantie quant à l’avenir, l’aléa, la pression, la charge mentale, l’anxiété… Les choses peuvent aller vite, elles peuvent s’arrêter tout aussi vite.
Il me paraît indispensable de conserver cette capacité que nous avons en France de s’engager sur le long terme, d’avoir confiance dans la pérennité d’un socle, de bénéficier du savoir-faire d’ingénieurs permanents et de financements récurrents. On veut parfois imiter les méthodes américaines en France, mais en ne copiant pas forcément les bons côtés.
Pour moi les deux modèles se complètent, et je me sens très privilégiée et heureuse d’avoir pu bénéficier des deux.
Qu’est-ce que ce séjour a changé pour toi ?
Beaucoup de choses ! Ce séjour est arrivé à un moment où j’avais besoin de prendre du temps pour moi, d’un point de vue personnel comme d’un point de vue professionnel, pour me recentrer sur ma recherche, et aussi envisager ce que je voulais faire ensuite.
J’ai repris du plaisir à faire ce travail d’artisan de la recherche, à manipuler des données, à coder, à écrire des équations, à encadrer des étudiants… Le cadre était parfait, sans soucis logistiques ou financiers. Penn State est une excellente université, mais qui est peut-être moins “identifiée” à l’international que les universités de type Ivy League sollicitées en permanence ; de ce fait, j’ai trouvé qu’il y avait un effort important pour créer une atmosphère particulièrement accueillante. Pour qu’on s’y sente bien et qu’on ait envie d’y rester.
Ce séjour a changé mon approche à la recherche, ma façon de travailler, d’interagir, mon pragmatisme. J’ai l’impression d’avoir “passé un niveau”.
Avoir pu bénéficier de ce programme Fulbright a été une opportunité extraordinaire. Et le fait que les conditions familiales aient été aussi idéales a été très important.
Y a-t-il autre chose que tu souhaiterais nous partager ?
J’ai aussi profité du temps libéré cette année pour écrire un livre sur mon domaine (l’Univers violent) pour le grand public, qui sortira chez Albin Michel en janvier 2025. Je ne pense pas que j’aurais pu consacrer autant d’énergie et être aussi inspirée si je n’avais pas été dans ces conditions. Il m’est impossible de décrire l’importance que revêt pour moi l’écriture de ce livre et de ce partage.
Propos recueillis par Joaquim Nassar, Attache pour la Science et la Technologie, Ambassade de France à Washington, DC