Les Etats-Unis et la Net Neutralité : polémiques et perspectives

Les partisans des principes de "Net Neutralité", thème cher au Président Obama lors de sa campagne, espèrent la formalisation rapide de nouvelles règles assurant un traitement égal de tous les types de données circulant sur les réseaux des fournisseurs d’accès à Internet. Ces principes sont destinés à garantir aux internautes un accès libre et équilibré à n’importe quel site ou service en ligne. Les fournisseurs d’accès ne pourraient ainsi ni bloquer des abonnés désirant utiliser des services de téléphonie en ligne moins onéreux, ni couper l’accès à des sites de concurrents, ni privilégier leurs propres applications, ni accorder plus de bande passante à des clients plus généreux (du type "special delivery" pour les services postaux privés). De telles tentatives ont eu lieu, certaines allant devant les tribunaux (le cas BitTorent versus Comcast, expliqué plus loin) et la pression des "majors" des Télécoms pour un Internet à deux vitesses est très forte. Ainsi, la mise en place de règles de neutralité ne sera pas un long fleuve tranquille et il probable que les tribunaux et le Congrès soient appelés à intervenir.

La Federal Communications Commission doit se réunir cette semaine pour voter sur les propositions du président de la commission, Julius Genachowski, afin de démarrer l’élaboration des règles interdisant le favoritisme ou la discrimination des opérateurs de l’Internet sur le trafic en ligne des données. Bien que M. Genachowski dispose du soutien de deux autres démocrates parmi les cinq commissaires de la FCC, ses propositions ont suscité une large levée de boucliers de la part des fournisseurs d’accès et d’un certain nombre d’élus du Congrès.

La bataille des lobbyistes a déjà commencé

Les opérateurs d’accès à Internet tels que AT&T, Verizon ou Comcast estiment qu’après avoir injecté des milliards de dollars dans leurs réseaux ils devraient être en droit de réguler ces réseaux comme bon leur semble, en proposant par exemple des services premium assurant un traitement privilégié à leurs partenaires.

M. Genachowski s’est également attiré les foudres de nombreux républicains, au sein de la FCC et au Congrès, qui craignent que l’adoption de règles de Net Neutralité ne décourage les fournisseurs d’accès à continuer leurs investissements pour étendre et mettre à jour leurs réseaux. "Le risque de régulation inhibe vraiment l’investissement" affirme le commissaire Robert McDowell. Et celui-ci de s’interroger : "Le coût de l’expansion du haut débit à tous les américains est estimée à 350 milliards de dollars. Comment va-t-on payer tout ça?" Le représentant républicain du Texas Joe Barton appelle lui aussi M. Genachowski à arrêter ses travaux de régulation en raison des effets "catastrophiques" que pourraient avoir ces règles sur les investissements dans les réseaux. "Dans le contexte macro-économique de la récession la plus sévère de notre génération, les agences indépendantes telles que la FCC devraient être extrêmement prudentes avant de promulguer des politiques régulatrices qui retarderaient l’investissement dans les nouvelles technologies et causeraient des pertes d’emploi dans le secteur des télécommunications" écrit-t-il. Pas à une contradiction près, certains promoteurs de l’approche non régulée du marché estiment quant à eux que sans possibilité de gestion du trafic, les fournisseurs d’accès seraient contraints à investir des sommes colossales dans leurs réseaux pour répondre à la demande.

La machine de protestation contre la régulation s’est mise en route au coeur même des compagnies. AT&T a ainsi demandé à ses employés de poster des messages d’opposition aux propositions de la FCC en fournissant un argumentaire en cinq point et en conseillant d’utiliser des adresses privées pour publier leurs messages. Les défenseurs des règles de Net Neutralité veulent quant à eux empêcher les compagnies offrant l’accès au haut débit de devenir des gardiens omnipotents abusant de leur contrôle sur les réseaux. Ils avertissent en outre que des startups similaires à Facebook ou Youtube ne pourront plus percer si les fournisseurs d’accès seront en mesure de privilégier l’accès à leurs services ou à ceux de leurs partenaires. "Si la bande passante est consommée de façon disproportionnée par ceux qui peuvent payer, cela détruirait le coté terrain de jeu d’Internet" affirme Ben Scott, membre de l’organisation non partisane Free Press. Colin Crowell, conseiller de M. Genachowski décrit les mesures de régulation comme un "code de la route raisonnable et intelligent pour préserver un Internet libre et ouvert qui a été un formidable moteur économique et d’innovation pour le pays".

De nombreux géants d’Internent ont rejoint la croisade pour la Net Neutralité : de Google à Facebook, en passant par Ebay, Microsoft, Skype et Amazon. Une lettre signée par cinq pionniers de la création d’Internet a également été envoyée à la FCC pour appuyer les efforts de régulation : "Nous croyons que le paysage actuel de l’accès à Internet aux Etats-Unis ne dispose pas des mesures adéquates pour discipliner le marché grâce à la seule concurrence."

Face à cette volonté de régulation, les fournisseurs d’accès à l’Internet (FAI), de même qu’un certain nombre de républicains et même de démocrates de la blue dog coalition [1] et du black caucus affirment que la FCC n’a pas démontré clairement de besoin de régulation compte tenu du faible nombre d’exemples de discrimination. "La FCC a la responsabilité de prouver la faillite du marché avant d’intervenir. Et je ne pense pas que les preuves aient été apportées" avance Cliff Stearns, représentant républicain de Floride. Le commissaire républicain McDowell affirme, lui, que les lois antitrust, destinées à empêcher les pratiques anticoncurrentielles, offrent déjà un cadre réglementaire suffisant pour gérer les incidents.

L’inquiétude des FAI vise également le sentiment d’injustice de ces règles qui ne s’appliquent que sur leurs activités et pas sur celles des compagnies "de contenu", privilégiées selon les FAI, telles que Google. Interrogé sur la question, Vint Cerf, vice président de Google et signataire de la lettre adressée par les cinq pionniers à la FCC, apporte son éclairage sur les revendications des FAI : "Ces critiques sont infondées. Nous devons construire nos propres infrastructures, nous payons pour les services de transit et nous payons pour l’accès Internet. Le fait est que les FAI se plaignent car ils n’arrivent pas à soutirer des revenus additionnels des applications fonctionnant sur leurs réseaux et c’est là leur problème."

Un chemin semé d’obstacles et des questions à élucider

S’il est bien un constat qui rassemble l’unanimité c’est la difficulté qu’aura la FCC pour faire avancer ses plans. Aneesh Chopra, le Chief Technology Officer du pays s’est d’ailleurs ému publiquement du déferlement des critiques contre ce projet de régulation avant même le vote permettant le début de l’élaboration des nouvelles règles.

Une des problématiques qui devra être soigneusement abordée par la commission sera la dose de flexibilité allouée aux fournisseurs d’accès pour gérer leurs réseaux de manière fluide et assurer que les applications gourmandes en bande passante telles que Youtube ne plombent pas trop dans les capacités du réseau et ne perturbent pas les trafics de courrier électronique ou de moteurs de recherche. En d’autres termes: où se situe la ligne à ne pas franchir entre gestion légitime du réseau et discrimination? La FCC devra également déterminer comment les règles pourront s’appliquer aux réseaux mobiles, disposant de capacités moindres que les réseaux filaires, et qui pourraient avoir des besoins plus importants pour la gestion de leurs réseaux. AT&T, le fournisseur exclusif d’iPhone aux Etats-Unis rencontre d’ores et déjà des problèmes de capacité à cause de la popularité de l’objet et du succès de ses applications connectées à internet.

L’objectif de la FCC est dans un premier temps d’adopter formellement les quatre principes qui guident déjà les décisions au cas par cas lors des litiges constatés. Ces principes affirment que les opérateurs de réseaux doivent garantir à leurs abonnées (1) un accès à tous les contenus, (2) aux applications de leur choix, (3) l’usage des appareils de connection de leur choix et (4) l’accès aux informations de service des opérateurs; bien sûr, tant que tous ceux-ci sont légaux.

La FCC s’est notamment reposée sur ces règles de conduites l’an dernier lorsqu’elle a ordonné à Comcast d’arrêter le blocage des abonnés utilisant le service de partage de fichiers BitTorrent, utilisé pour le transfert de fichiers volumineux. Comcast a fait appel et le tribunal n’a pas encore apporté son verdict au dossier. A ces quatre principes, M. Genachowski aimerait en ajouter deux autres : (5) l’interdiction de discrimination contre un contenu ou une application et (6) l’obligation pour les fournisseurs d’accès de dévoiler leurs pratiques de gestion du réseau. Le vote de la commission lancera une procédure d’élaboration de règles basées sur ces principes et les ouvrira aux commentaires publics en espérant voir les mesures adoptées d’ici l’été prochain.

Autour de toutes ces interrogations rode par ailleurs le spectre de la remise en question des domaines de juridiction de la FCC. En faisant appel de la décision de la FCC, Comcast affirme que suite à la dérégulation des services Internet en 2002 par la FCC, la commission n’a plus l’autorité d’éditer des règles de non discrimination. Une décision sur le dossier Comcast est attendue l’an prochain et si le tribunal arbitre en faveur de la compagnie, les efforts d’élaboration de règles de la FCC seraient sérieusement mis en porte-à-faux et le Congrès serait alors certainement appelé à intervenir.

Le débat au-delà des frontières

Si les principes de Net Neutralité alimentent les polémiques à Washington cette problématique est largement débattue au-delà des frontières des Etats-Unis. L’agence canadienne CRTC, équivalent de la FCC au nord des grands lacs vient en effet de s’attirer les critiques de toutes les parties en autorisant les fournisseurs d’accès à effectuer du "trafic shaping" mais uniquement en "dernier recours" après avoir prévenu que la limitation des flux allait intervenir (30 jours de préavis pour les particuliers et 60 jours pour les entreprises). De plus, la CRTC recommande que les FAI "orientent leurs pratiques de gestion du trafic en fonction de mesures économiques". Ecrit autrement cela correspond à faire plus payer plus de bande passante ou à offrir des discounts pour une utilisation en heures creuses. Côté européen, la commissaire Viviane Reding en charge de la société de l’information et des médias a pris très à coeur la lutte pour la Net Neutralité. Dans un discours au début du mois elle a rappelé l’avance de l’Europe en soulignant que la régulation "pro-concurrence" européenne avait mieux fonctionné que l’approche "dérégulée" des Etats-Unis. Ces éléments ont également été notés dans le rapport [2] du Berkman Center commandé par la FCC sur l’étude des politiques pour le haut débit dans le monde. A la question "Quelles politiques et pratiques ont fonctionné dans les pays qui ont obtenu de bons résultats ?", les rapporteurs affirment qu’il existe de bonnes raisons de croire que les règles "open access" encourageant la concurrence ont joué un rôle important.

Source :

– Chorus Against Net Neutrality Grows, 16 octobre 2009 : https://voices.washingtonpost.com/posttech/2009/10/the_companies_that_sell_equipm.html?wprss=posttech
– AT&T accused of ‘astroturfing’ on net neutrality, 20 octobre 2009 : https://www.computerworld.com/s/article/9139639/AT_T_accused_of_astroturfing_on_net_neutrality?source=rss_gov
– Facebook, Twitter Join Google In Net Neutrality Battle, 19 octobre 2009 : https://www.informationweek.com/news/government/policy/showArticle.jhtml?articleID=220700155&cid=RSSfeed_IWK_Internet
– EU taunts US: Net neutrality’s better here, 9 octobre 2009 : https://arstechnica.com/tech-policy/news/2009/10/eu-taunts-us-deregulation-sucks-and-net-neutralitys-better-here.ars?utm_source=rss&utm_medium=rss&utm_campaign=rss
– FCC tweaking controversial net neutrality proposal ahead of meeting, 20 octobre 2009 : https://voices.washingtonpost.com/posttech/2009/10/fcc_tweaking_controversial_net.html?wprss=posttech

Pour en savoir plus, contacts :

– [1] La Blue Dog Coalition : https://fr.wikipedia.org/wiki/Blue_Dog_Coalition
– La lettre de mise en garde à la FCC: https://voices.washingtonpost.com/posttech/72DemLtr.pdf
– [2] Le rapport "Next Generation Connectivity: A review of broadband Internet transitions and policy from around the world": https://www.fcc.gov/stage/pdf/Berkman_Center_Broadband_Study_13Oct09.pdf
– Vers un renforcement des principes de Net Neutralité de la FCC: https://www.bulletins-electroniques.com/actualites/60624.htm
Code brève
ADIT : 60887

Rédacteur :

Franz Delpont, [email protected]

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