Cette interview croisée met notamment en lumière l’importance à donner aux sciences sociales pour piloter les projets scientifiques et orienter l’avenir de la recherche dans sa globalité. En particulier, s’intéresser davantage à la science du genre permettrait d’éclairer les points bloquants dans nos sociétés actuelles et d’ouvrir la voie vers des solutions durables pour les enjeux sociétaux que nous rencontrons aujourd’hui.
Carol Gilligan est l’auteure de In a Different Voice, le “petit livre qui a amorcé une révolution”. Son œuvre la plus récente est Why Does Patriarchy Persist? (Pourquoi le Patriarcat persiste-t-il?), co-rédigé avec son ancienne étudiante Naomi Snider. Professeure de Harvard depuis plus de 30 ans, elle a occupé le premier poste de l’université en recherches sur le genre. Reconnue par le Time magazine en 1996 comme l’une des 25 Américaines les plus influentes, elle est actuellement Professeure à New York University.
Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France et aussi Principal Investigator du Programme ERC Advanced Grant DEMOSERIES (2020-2024). Traductrice de l’œuvre de Stanley Cavell et Cora DIamond, elle est l’introductrice de l’éthique féministe du care en France, elle a développé les recherches féministes notamment dans le cadre du CNRS et y a créé l’Institut du genre https://institut-du-genre.fr/. Elle est auteure de nombreux ouvrages dont Why We Need Ordinary Language Philosophy, The University of Chicago Press, 2013, Le principe démocratie (La Découverte, 2014), Politics of the Ordinary, care, ethics, and forms of life, Peeters, 2020, La société des vulnérables, avec Najat Vallaud Belkacem, Gallimard, 2020. Elle est chroniqueuse à Libération.
Clara Devouassoux ∙ Qu’est ce qui vous a amené à mettre la question du genre au cœur de vos réflexions?
Carol Gilligan Ce qui m’a amené à mettre la question du genre au centre de mes réflexions a été la découverte que le genre était au cœur des théories de développement psychologique alors que personne n’en parlait. En écoutant des femmes parler de conflit moral et des choix qu’elles faisaient, j’ai réalisé que c’était commun chez les psychologues (même chez Freud et Piaget, Erikson et Kohlberg) et les chercheurs abondamment financés comme Daniel Offer et sa femme Judith, de se concentrer uniquement sur les garçons et les hommes pour développer leurs fondements théoriques sur les humains en général. Comme si l’omission des filles et des femmes était sans conséquence. Dans ses « Trois Essais sur la Théorie Sexuelle » Freud écrit, « seule la vie sexuelle des hommes est accessible pour nos recherches »; dans Le jugement moral chez l’enfant, Piaget inclut le terme « filles » et non le terme « garçons » dans son lexique car « l’enfant » est pré-supposément un garçon. La recherche de Daniel Offer sur les adolescents, fortement soutenue par l’Institut National du Développement de l’Enfant, a conduit à un livre, co-écrit avec sa femme Judith, intitulé: Le monde Psychologique de l’Adolescent: L’étude de 175 Garçons. Mon travail a mis en évidence ce biais de genre jusqu’alors invisible, en partie en montrant ce qui pouvait être appris sur le développement humain et sur la condition humaine en écoutant les femmes et en étudiant le développement des filles.
Sandra Laugier Pour moi c’est d’abord une attention au langage ordinaire, qui m’a été inspirée par l’œuvre de Wittgenstein et de Stanley Cavell. Prendre le point de vue de la vie ordinaire, c’est d’emblée une subversion et un décentrement de l’éthique et de la philosophie morale. Cela introduit une rupture avec toute une tradition dominante en éthique.
L’éthique du care affirme l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne. Elle s’appuie sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soins ont été socialement et moralement dévalorisées. L’assignation des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors de la sphère publique, les réduisant au rang de sentiments privés dénués de portée morale et politique. C’est parce que le travail et les activités du care ont été traditionnellement dévolues aux femmes que le care est une affaire de femmes d’abord, ce qui est apparu de façon massive durant la pandémie COVID.
L’éthique féministe du care a bouleversé pour moi la philosophie. Elle attire notre attention sur l’ordinaire, sur ce que nous sommes incapables de voir, sur ce qui est juste devant nos yeux et qui, pour cette raison même, nous est invisible. C’est une éthique qui donne une voix et une attention aux humains qui sont sous-estimé.e.s précisément parce qu’iels accomplissent des tâches inaperçues, invisibles, et prennent soin des besoins fondamentaux. Et, le plus souvent, ces humains sont des femmes, et souvent des femmes non-blanches.
En prêtant attention aux activités et aux sentiments de care, qui sont traditionnellement négligés ou méprisés (penser à l’expression : « je suis pas ta bonne ! »), on choisit de prendre en compte les plus vulnérables, tout un monde de personnes invisibles qui rendent possible la vie des autres. Cela m’a intéressée de longue date, mais c’est la découverte de l’œuvre de Carol Gilligan et notamment de In a Different Voice qui m’a permis d’analyser ces phénomènes. La « voix » découverte par Gilligan est la voix ordinaire des femmes. Son travail marque pour la première fois la nécessité de faire entendre la voix des femmes dans les conversations humaines.
CD ∙ Dans quelle mesure les hiérarchies sociales (en termes de classe, de race, de sexualité, etc.) impliquent une hiérarchisation des objets scientifiques?
Carol Gilligan Les domaines considérés comme masculins (physiques, mathématiques) ont meilleure réputation, sont considérés comme plus rigoureux et appelés sciences “dures” en opposition aux domaines considérés plus doux et plus “féminins”, comme la biologie et les sciences humaines.
Sandra Laugier Ce qui reste de la voix différente n’est pas seulement une éthique de l’attention. C’est une épistémologie nouvelle : le care oblige à faire attention à des réalités négligées et par là à ce que nous valorisons, ou pas, comme activités humaines. On voit que des hiérarchies sociales installées conduisent à négliger des réalités. On voit ici l’articulation des enjeux de recherche et des enjeux de société: les recherches en sciences sociales apportent un point de vue critique et réflexif sur les sciences et ont pointé le risque d’erreur qu’il y a à ne pas tenir compte du sexe dans la connaissance. On a ainsi appris à tenir compte du genre dans l’analyse historique, démographique, sociale: la connaissance du genre et de la situation des femmes dans la société, dans l’histoire, dans l’espace, s’est construite avec prise en compte de la variable genre ; par exemple que le travail ne se réduit pas au travail professionnel ou productif, mais inclut le travail domestique, que la vision dite « universaliste » des droits de l’homme exclut les femmes et autres minorités, que les femmes ont fait partie de la Résistance. Le féminisme part d’une critique du point de vue androcentré (malestream), qui s’ignore comme tel, qui généralise à partir du cas particulier masculin, usurpe son titre de point de vue objectif. Or ce point de vue ne sévit pas seulement dans les sciences sociales et humanités, il conduit à des omissions, à des généralisations erronées : que l’on pense à la sous-évaluation des maladies cardiaques chez les femmes ou en ce moment à la négligence du Covid long, dont les symptômes sont d’abord considérés comme « psychosomatiques ».
CD ∙ Comment la reconsidération d’objets, qui auraient été laissés de côté par les sciences majoritaires comme objets d’investigation scientifique, en tant que sujets de recherche ou pistes de compréhension de phénomènes scientifiques peut faire évoluer le domaine de la recherche et de l’innovation?
Carol Gilligan Il suffit de jeter un œil aux travaux d’Antonio Damasio en neurosciences, à ceux de Frans de Waal en primatologie, à ceux de Sarah Blaffer Hrdy en anthropologie évolutive ou aux nouvelles études sur le développement des enfants pour prendre conscience de la reconsidération majeure de ce qui n’a jamais été remis en question et pris pour factuel. En résumé, la recherche de Damasio montre que ce qui a été considéré comme une condition sine qua non de la rationalité (la séparation de la raison et des émotions) est en fait la manifestation d’une blessure cervicale ou d’un trauma. De même, la séparation de l’individu et de ses relations auparavant vue comme la réussite de l’autonomie est aujourd’hui comprise comme un résidu de traumatisme. La recherche sur le care et son éthique a été mise de côté car le care a été considéré comme féminin et perçu comme un travail réservé aux femmes ou aux immigrants et personnes de couleur ; reconsidérer cette marginalisation du care pourrait permettre aux scientifiques de reconnaître et résoudre les conséquences du manque de soins envers nous-mêmes, envers les espèces et envers notre planète.
Sandra Laugier Une découverte majeure de la recherche sur le genre est précisément que l’importance et le soutien que nous accordons à telle ou telle recherche est souvent corrélée à l’importance sociale réelle que nous donnons à l’objet, ou aux sujets, de cette recherche. Mais aussi, que le développement des recherches et de la formation d’excellence sur un domaine, comme les femmes ou le genre, peut jouer un rôle essentiel dans la place à lui accorder dans nos sociétés et ouvrir de nouveaux champs de recherche.
CD ∙ Au-delà de la hiérarchisation des sujets traités, comment une nouvelle manière de faire, « féminine » selon la conception sociale majoritaire, pourrait faire évoluer les connaissances et nourrir les sciences?
Carol Gilligan Le fait d’aborder le care par une approche genrée et de le considérer comme “féminin” est actuellement un sujet d’importance grandissante et d’une véritable urgence. Il est plutôt crucial pour sauver notre planète comme une terre habitable. Tant que la bienveillance sera supposément féminine et que la Terre sera baptisée « Mother Earth » (Terre Mère), il sera dur de mobiliser du soutien pour ces activités de plus en plus reconnues comme essentielles pour prévenir des catastrophes et du changement climatique non réversible. Le gaz, l’essence et l’extraction fossile sont considérés comme “masculins” et prennent donc le pas sur des sources d’énergies “féminines” car plus passives (car ne nécessitant pas de forage) comme les parcs éoliens ou les panneaux solaires. Une approche qui rompt avec cette hiérarchie des sexes peut être essentielle pour sauver notre planète.
Sandra Laugier L’inclusion de points de vue plus divers n’est pas seulement un atout moral et politique. C’est aussi une façon de faire une meilleure science. Le domaine des études de genre est un des champs de recherche les plus féconds aujourd’hui et beaucoup de jeunes chercheurs et chercheures s’y engagent. C’est aussi un domaine très interdisciplinaire. La prise en compte de la dimension du genre dans les recherches concerne l’ensemble des sciences ; tous les domaines où cela change quelque chose de prendre en compte le genre, la différence de sexe, dans la recherche : c’est le cas en santé mais aussi en environnement, en technologies. L’intérêt de la prise en compte du genre est attesté par de nombreuses données de la littérature internationale dans des domaines aussi divers que la consommation d’alcool, le sport, les risques cardio-vasculaires, l’accès des femmes aux ressources naturelles, les politiques de développement durable, la sécurité automobile, l’intelligence artificielle.
CD ∙ Aujourd’hui, à quelles difficultés les personnes ne s’identifiant pas à la représentation majoritaire du scientifique légitime se heurtent-elles dans le domaine scientifique?
Carol Gilligan Lever des fonds, gagner de l’espace au laboratoire, publier dans les revues les plus prestigieuses, gagner des prix, avoir des travaux et des opinions sérieusement considérés et respectés par ses collègues.
Sandra Laugier On entend souvent attaquer les études de genre comme étant une « théorie ». Mais le genre, c’est de la science. Les recherches sur le genre, d’abord scientifiques, posent aussi des questions politiques : elles font voir une réalité désagréable, celle d’inégalités injustifiables qui traversent un ensemble de citoyens ou d’humains en principe égaux. C’est la cause profonde des attaques toujours actuelles contre le genre. Ces recherches questionnent l’organisation traditionnelle de la famille, le patriarcat et l’hétéronormativité, les préjugés sur les sexualités et les personnes transgenre, bref les inégalités liées au genre qui paraissent de moins en moins « normales ». En cela, elles croisent les questions de race.
Les recherches sur le genre et la race (intersectionnelles) font voir ce que nous ne voulons pas voir, à quel point le monde, mais aussi le monde académique et le monde de la science, sont encore imbibés d’inégalités et de stéréotypes. Développer la recherche sur le genre, c’est lutter pour la reconnaissance des inégalités et contre leurs causes, et aussi contre des préjugés qui minent la science elle-même, comme on l’a vue dans une période récente où le genre et la science étaient attaqués.
CD ∙ Quel(s) conseil(s) voudriez-vous donner à toutes les jeunes femmes qui ne s’y sentent pas à leur place, ne la trouvent pas, ou n’osent pas la chercher?
Carol Gilligan Reconnecter avec la petite fille qu’on était à 11 ans – celle qui dit ce qu’elle pense réellement, qui prête attention à ce qu’elle ressent vraiment, qui dit ce qu’elle voit et qui écoute ce qu’elle entend, et qui sait ce qu’elle a appris sur la base de sa propre expérience. Lisez des romans de passage à l’âge adulte écrits par des femmes -, notez combien commencent avec une fille âgée de 10 à 11 ans : The Bluest Eye de Toni Morrison, Jane Eyre de Charlotte Bronte, Annie John de Jamaica Kincaid, Nervous Conditions de Tsitsi Dangarembga; regardez the le film saoudien Wadjda. Ecoutez au fond de vous-même cette voix qui ne dit pas ce que les autres veulent que vous pensiez, ressentiez et sachiez mais ce que vous pensez, ressentez et savez réellement et sincèrement — cette voix qui répond à cette phrase (tirée du journal d’Anne Frank): « Si je devais être tout à fait honnête, je dois admettre… ». Enfin, suivez celles et ceux qui vous écoutent et vous prennent au sérieux, celles et ceux qui vous connaissent et vous encouragent, et celles et ceux qui restent à vos côtés dans les moments les plus durs, quand vous rencontrez des obstacles et perdez courage.
Sandra Laugier Pour ces jeunes femmes, je leur dirais surtout de ne pas croire que l’égalité est acquise. Elles sont à la merci du patriarcat et elles auront forcément à le subir, certainement là où elles ne s’y attendent pas. Donc il faut être prête. Il faut aussi avoir des modèles (qui soient des femmes, pas des hommes !), et il faut toujours être solidaire des autres femmes, ce qui est certainement le plus difficile dans un univers compétitif.
Je recommanderais aussi pour trouver une voix la fréquentation la culture populaire, qui a été bien plus inclusive et féministe que la culture classique ou que le cinéma mainstream : des séries TV comme The Handmaid’s Tale ou la récente Maid ont plus fait pour faire prendre conscience des inégalités révoltantes entre hommes et femmes que beaucoup d’ouvrages scientifiques. Buffy the vampire slayer (1997-2004) est une œuvre classique destinée à transformer moralement un public adolescent mixte, en montrant une jeune fille, apparemment ordinaire, capable de se battre. Les séries TV ont habitué les spectateurs à voir les femmes (de tous âges, sexualités et origines) en position de force. Elles ont ainsi une présence durable dans la vie des spectateurs hommes et femmes, essentielle à la transformation de la représentation du genre dans la société : je pense à Orange is the New Black, Better Things, Big Little Lies, Unbelievable ou encore The Queen’s Gambit.
Intervieweuse : Clara Devouassoux, Attachée adjointe pour la Science et la Technologie à Los Angeles, [email protected]