Santé pour tous : une réforme sociale qui change les règles de l’innovation pharmaceutique

Los Angeles - drug pricing & innovation

Aux Etats-Unis, les médicaments sur ordonnance sont bien plus onéreux que dans les autres pays développés, et pour cause : aucune régulation n’existe sur leurs prix, qui ne sont par ailleurs pas négociés au niveau fédéral. Les industries pharmaceutiques fixent leurs prix puis les assureurs et pharmaciens d’officine déterminent, en fonction de ces derniers, des prix de vente qui leur permettent de générer des bénéfices. Il existe néanmoins des politiques au niveau des Etats pour négocier et réguler le marché. Cependant, selon William Padula de l’University of Southern California (USC) dans un article pour le Journal of Health Care Law and Policy, l’hétérogénéité implique une opacification du traçage des politiques de prix à l’échelle nationale et rend les démarches inefficaces. Dans une autre étude publiée dans le même journal par d’autres chercheurs de l’USC, Martha S. Ryan and Neeraj Sood, il est défendu qu’une approche nationale permettrait une transparence des prix tout au long de la chaîne de fabrication (incluant les rabais et remises indirectes qui permettent à l’heure actuelle d’opacifier les choses).

Avec l’inflation, l’industrie pharmaceutique a trouvé le moyen de faire gonfler son chiffre d’affaires en multipliant les prix par un coefficient plus élevé que le taux d’inflation, profitant des lois du marché pour justifier une hausse des prix excessive. Loin d’être touchée par la crise économique, cette industrie s’est également nettement enrichie lors de la crise pandémique, grâce à un recours accru des patients aux traitements médicamenteux sous ordonnance. Pourtant, seulement trois américains sur dix ont les moyens de payer pour les médicaments qui leur sont prescrits dans un pays où est réalisé près des trois quarts du profit des géants de l’industrie pharmaceutique. Aux Etats-Unis, cette industrie est le leader en innovation à l’échelle mondiale mais c’est aussi dans cette région du monde que les médicaments brevetés sont les plus chers : un pays qui promeut donc une innovation effrénée dans le domaine de la santé mais dont la population profite peu, du moins de façon inéquitable.

 

Santé pour tous : Ce que va changer la réforme pour démocratiser l’accès aux médicaments

La réforme du gouvernement Biden sur le prix des médicaments sur ordonnance fait partie du plan de réduction de l’inflation ou Inflation Reduction Act (IRA) et traite :

  • de la mise en place d’un système de pénalisation en cas d’augmentation supérieure au taux d’inflation sur les prix des médicaments, 
  • de la restructuration du système Medicare Part D, également appelé “Medicare prescription Drug Benefit” et qui est un programme du gouvernement fédéral des États-Unis visant à aider financièrement les bénéficiaires à obtenir les médicaments auto-administrés prescrits sur ordonnance,
  • et de la négociation au niveau fédéral des prix pour Medicare.

 Aujourd’hui, les bénéficiaires de Medicare Part D n’ont aucun plafond de dépenses et sont responsables de 5% du prix des médicaments sur ordonnance dans leur meilleure prise en charge, sans limite de montant. Quand une analyse de la Kaiser Family Foundation (KFF) estime la moyenne de dépenses des bénéficiaires per capita à 3200 dollars par an, la réforme vise à instaurer un plafond de 2000 dollars annuels, qui pourrait être lissée sur la durée en cas de trop grande difficulté financière des bénéficiaires. Cependant, plafonner la participation financière de millions de bénéficiaires ne suffira pas à réguler le prix des médicaments qui pourraient, sans autre mesure, continuer d’augmenter. Ce serait alors en grande partie à Medicare seul de prendre en charge la différence, imputant ainsi indirectement aux contribuables. Pour contrer ceci et afin de modifier la dynamique de régulation des prix et pousser à leur négociation, la responsabilité financière en cas de catastrophe – endossée aujourd’hui à environ 80% par Medicare – devrait être répartie entre les différentes parties prenantes. 

Concernant les négociations directes entre Medicare, les industries pharmaceutiques et autres parties prenantes, pour peser dans la balance, la baisse des prix des médicaments sur ordonnance se verra récompensée par l’échange d’offres et d’informations entre le Secretary of Health & Human Services (HHS) et les parties prenantes. En cas de refus de négocier, une taxe sera appliquée. Bien que cette réglementation ne soit applicable qu’à un nombre limité de 10 médicaments par an dès 2023 (pour une mise en application en 2026) puis jusqu’à 20 par an applicable en 2029, et ne concerne que les médicaments qui ne sont plus sous protection d’entrée sur le marché (9 ans pour les petites molécules, 12 ans pour les substances biologiques), cela n’est pas négligeable. En effet, sur les dix traitements sur ordonnances auto-administrés les plus onéreux, 8 ont plus de 10 ans de mise sur le marché. Parmi ces 8, 2 sont en « post-exclusivité » ou sur le marché depuis moins de 16 ans et 4 sont en monopole de longue date (sur le marché depuis plus de 16 ans sans générique ou biosimilaire). Pour les premiers, les HHS espèrent obtenir à la suite des négociations 35% de remise, et 60% pour les seconds. Trois catégories de médicaments sur ordonnance ont été exclues du plan : ceux qui ne représente qu’1% du portefeuille client mais 80% du portefeuille des industries pharmaceutiques (comme le paracétamol), les médicaments orphelins, et ceux qui représentent moins de 200 millions de dollars annuels en dépenses pour Medicare. A titre indicatif, si le nombre de médicaments sur lesquels le plan s’applique semble faible, il faut noter que la majeure partie des dépenses se concentre sur un petit nombre de thérapies onéreuses : 250 médications représentent 60% des dépenses de Medicare, et parmi ceux-là, seulement 50 (un cinquième) pèsent pour 80% de ces dépenses (soit 48% du total des dépenses de Medicare). 

Par la suite, la volonté du gouvernement serait de travailler pour 2028 sur une réforme du Medicare Part B qui couvre les services médicaux, les services hospitaliers ambulatoires, certains services de santé à domicile, l’équipement médical durable et certains autres services médicaux et de santé non couverts par Medicare Part A (qui couvre quant à lui les soins hospitaliers des patients hospitalisés, les soins infirmiers qualifiés, les hospices, les tests en laboratoire, les chirurgies, et les soins de santé à domicile). 

Une réforme à laquelle s’oppose l’industrie pharmaceutique qui y voit un frein à l’innovation et donc à la santé pour tous 

Au cours des derniers mois, les grandes entreprises pharmaceutiques et les associations lobbyistes qui les représentent se sont insurgées contre cette réforme, soutenant que les baisses de chiffres d’affaires générées auront un impact sur le financement de leur innovation, conduisant ainsi à une baisse de la qualité de traitement. Cette démarche, selon eux, est un frein pour les avancées en sciences de la vie et donc contraire à l’accès à la santé pour tous.

Parmi les arguments allant contre la réforme, une proposition préconise de travailler à moderniser le processus de développement de nouveaux médicaments pour créer des traitements plus sains, plus efficaces et permettre une approbation plus rapide et donc moins coûteuse par la FDA. Cela engendrerait une nette augmentation du nombre de médicaments sur le marché, une plus forte compétitivité et donc une innovation accrue, et libérerait des fonds qui pourraient être investis dans la recherche de soins plus efficaces. Un autre travail jugé plus prioritaire dans ce même argumentaire serait un meilleur pilotage de l’efficacité des traitements qui aboutirait, à termes, à des négociations plus étroites avec les assureurs et les pharmaciens ainsi qu’à une prise en charge plus durable pour les patients grâce à des choix mieux orientés.

D’autres dénoncent des coûts plus élevés de fabrication par rapport à un bénéfice de plus en plus maigre qui génère plus de ruptures et donc, de surcroît, un accès plus restreint aux traitements, ce qui est contraire à l’esprit de la réforme. Ces coûts de production plus élevés s’expliqueraient également par des volumes de commandes moins importants de la part des industries pharmaceutiques avec des coûts annexes plus nombreux (distribution, conditionnement) et un prix unitaire plus élevé. Ce processus mettrait en place un cercle non vertueux allant, de nouveau, à l’encontre des motivations de la réforme, à savoir baisser les prix des traitements.

Enfin, l’industrie biopharmaceutique étant un des premiers postes finançant la recherche et créant des emplois sur toute la chaîne de valeur, certains voient derrière cette réforme une crise à plus long terme qui toucherait un large spectre d’acteurs allant de l’économie des assureurs à celle des pharmaciens.

Néanmoins, ces arguments reçoivent peu d’écho auprès des membres du congrès  au vu des sommes colossales investies par les plus grandes industries pharmaceutiques dans les rachats d’actions et les dividendes, par rapport aux sommes investies en R&D. Par ailleurs, certaines études pointent du doigt le fait qu’un ralentissement de l’innovation n’aurait pas d’effet négatif sur la santé des patients (selon Health Affairs, sur 46 nouveaux traitements sortis en 2017, 17 apportent pas ou peu de bénéfices par rapport aux traitements déjà existants). Enfin, les exemples de systèmes de santé régulant les prix du marché pharmaceutique comme en France, au Canada ou au Royaume-Uni semblent montrer que de telles politiques n’impliquent pas nécessairement un ralentissement de la recherche médicale. 

Alors comment cette réforme peut-elle permettre d’accélérer l’innovation et ainsi représenter un double avantage pour les patients ?

Tout d’abord, des analyses ont mis en lumière qu’en cas de réduction effective des investissements de R&D, alors les fonds seraient vraisemblablement redirigés vers des secteurs où l’innovation est attendue, c’est-à-dire pour des pathologies importantes sans traitement efficace connu. En effet, les grandes entreprises pharmaceutiques seraient certainement amenées à freiner leurs recherches aboutissant à des évolutions mineures sur des traitements déjà existants (conduites pour leur permettre de garder leurs brevets). D’une part, ceci casserait les monopoles et renforcerait ainsi l’innovation et d’autre part, cela développerait les démarches d’accompagnement voir d’acquisition de petites compagnies ou de brevets académiques qui auraient un réel impact sur l’émergence de nouvelles thérapies.

Ensuite, les fonds libérés au niveau fédéral pourraient être réinvestis en recherche académique, débouchant sur un cercle vertueux d’accélération de l’innovation en santé. Ceci s’accompagnerait d’un meilleur pilotage des essais cliniques et d’une révision de la politique des brevets dont abuse l’industrie pharmaceutique pour préserver leurs monopoles et bloquer la concurrence pourtant potentiellement fructueuse.

Enfin, d’après une étude soutenue par Arnold Ventures de USC-Brookings Schaeffer Initiative for Health Policy, un partenariat entre le programme d’études économiques de Brookings et le USC Schaeffer Center for Health Policy & Economics visant à « éclairer le débat national sur les soins de santé avec une analyse rigoureuse et fondée sur des preuves menant à des recommandations pratiques en utilisant les forces de collaboration d’USC et de Brookings », le contrôle des prix et l’accélération de l’innovation peuvent aller de pair si tous les moyens sont mis en oeuvre. Par le passé, des politiques similaires ont déjà été menées dans ce sens aux États-Unis, via un reversement vers des financements classiques de la recherche ou même des financements de start-ups. Selon le groupe de travail, il est nécessaire de comprendre en amont pourquoi le système tel qu’il est encore aujourd’hui aux Etats-Unis limite l’accès aux soins aux personnes non ou sous-assurées. D’abord, les prix ne coïncident pas avec la valeur médicale ou l’avantage clinique par rapport à ce qui existe – par analogie avec l’ASMR (amélioration du service médical rendu) en France, note pondératrice dans la négociation du prix entre le fabricant et les autorités de santé. Ensuite, l’absence de traitement pour des pathologies jugées importantes n’incite pas à développer des moyens de prévention, d’atténuation ou de guérison de ces pathologies – par analogie avec le SMR (service médical rendu) en France, noté de 1 à 4, qui fixe le taux de remboursement d’un médicament par la sécurité sociale. 

Cette analyse de USC-Brookings Schaeffer Initiative for Health Policy propose un plan en 4 étapes avec un bénéfice double : réduire les coûts des traitements pour les patients et financer l’innovation pour permettre des avancées majeures pour tous. Les lacunes observées dans le système actuel peuvent dès lors être traitées en utilisant des approches fondées sur des données probantes, aux États-Unis comme à l’étranger, par le biais de cette stratégie en 4 volets: 1) créer un environnement de négociation qui récompense la véritable innovation ; 2) renforcer l’investissement public dans la recherche fondamentale portée par les National Instituts of Health ; 3) créer une réserve de fonds soutenu par le public qui financerait l’entrepreneuriat en biotechnologies ; et 4) établir une agence qui soutiendrait stratégiquement les essais humains sur les maladies afin de réduire les risques dans les domaines d’importance pour la santé publique où trop peu d’investissements privés ont été réalisés. Pour être bien conduites, les auteurs indiquent que ces politiques devraient être intégrées dans un cadre plus large visant à aider à établir des priorités pour l’utilisation et le développement thérapeutiques aux États-Unis (définition des priorités en matière de santé, des possibilités scientifiques et des besoins sociaux). Selon leurs préconisations, « cela serait naturellement géré par le ministère de la Santé et des Services sociaux, mais dans un processus inclusif qui comprend une représentation des National Institutes of Health (NIH), de l’Office of Science Technology and Policy (OSTP) et d’autres agences. »

Rédactrice :
Clara Devouassoux, Chargée de mission scientifique, Los Angeles,
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Sources :

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