Un intérêt grandissant est observé aux Etats-unis sur le sujet de la géo-ingénierie marine, et en particulier le “marine Carbon Dioxide Removal (mCDR)”. Alors que le gouvernement fédéral finance des recherches pour lever les nombreuses incertitudes scientifiques, des acteurs privés cherchent déjà à se positionner sur un potentiel marché.
Suite à la publication par la Maison Blanche en 2023 de son premier “Plan d’Action Océan-Climat”, dont un des axes est la composante océanique de la stratégie de neutralité carbone américaine, l’intérêt autour des technologies de remédiation climatique marines grandit aux États-Unis [1].
Les rapports du GIEC admettent depuis 2022 la nécessité de méthodes industrielles de captation et de stockage du carbone atmosphérique (Carbon Dioxide Removal, ou CDR) en complément des « solutions fondées sur la nature ». Ces approches sont déjà expérimentées dans des installations pilotes, notamment en Islande où l’entreprise Climeworks à ouvert en mai 2024 l’usine “Mammoth” de Direct Air Capture, (DAC), construite pour capter et stocker jusqu’à 36 000 tonnes de CO2 par an [2].
Toutefois, pour respecter les Accords de Paris, ce sont près de 10 milliards de tonnes de CO2 qu’il faut retirer de l’atmosphère chaque année d’ici 2050 (sachant la seule contribution des combustibles fossiles représente 40 milliards de tonnes en 2022) [3]. Outre les questionnements sur la durabilité et la sécurité du stockage de telles quantités, les méthodes terrestres d’élimination du carbone se heurteront à la compétition pour l’utilisation de ressources limitées telles que les énergies propres, les minéraux ou les sols.
Ceci amène à s’intéresser au potentiel des océans, qui recouvrent 70% de la planète et constituent le premier puits de carbone naturel. Le dernier rapport du GIEC mentionne l’élimination marine du carbone (en anglais Marine Carbon Dioxide Removal, ou mCDR) comme une voie à évaluer pour contribuer à l’effort de remédiation climatique. Cette apparition du mCDR dans le sixième rapport du GIEC est invoquée par les défenseurs de cette approche pour légitimer leurs travaux.
- Fertilisation océanique : il s’agit de stimuler la croissance des populations de phytoplanctons avec un apport en nutriments. Les phytoplanctons étant
des organismes photosynthétiques, ils captent du dioxyde de carbone, et permettent son stockage à la fin du cycle de vie par sédimentation dans les fonds marins. Il faut cependant s’assurer que les phytoplanctons atteignent les eaux profondes pour un stockage du carbone sur le long terme, et éviter un retour dans la chaîne alimentaire. La fertilisation en fer est l’approche la plus citée, mais on entend également parler d’artificial upwelling, ce qui consiste à amener en surface les eaux profondes riches en nutriments.
- Culture et enfouissement d’algues marines : Les algues captent du dioxyde de carbone via la photosynthèse. Cultiver des algues et les enfouir au fond des océans permet donc de stocker du carbone, avec toutefois une incertitude importante sur les conséquences sur les fonds marins et sur sur la menace que pourrait représenter la prolifération d’algues pour les écosystèmes.
- Augmentation de l’alcalinité océanique : Ajouter en surface certains minéraux entraînant la formation de carbonates permet d’augmenter l’alcalinité de l’eau de mer, et donc sa capacité à absorber plus de carbone atmosphérique. Cette approche pourrait également atténuer l’impact de l’acidification des océans sur les écosystèmes marins.
- Approches électrochimiques : certains procédés industriels consistent à séparer le dioxyde de carbone par électrolyse de l’eau de mer, le stocker dans les réservoirs géologiques sous forme minérale, puis rejeter en mer l’eau alcalinisée afin d’augmenter l’alcalinité de l’océan.
Chacune de ces méthodes présente des risques environnementaux plus ou moins bien identifiés. Le cadre juridique marirtime international est aujourd’hui très restrictif vis-à-vis des mCDR ; la Convention des Nations unies sur le droit de la mer ainsi que les Convention et Protocole de Londres limitent son utilisation à une petite échelle, et uniquement à des fins non-commerciales [5].
La question de l’aléa moral se pose aussi, avec la crainte que le développement du mCDR soit vu comme une alternative à l’effort de réduction des émissions de carbone.
Si le développement des mCDR reste encore aujourd’hui embryonnaire, il faut noter l’engagement du gouvernement fédéral des États-Unis dans le financement d’un certain nombre de programmes de recherche. A titre d’exemple, la Advanced Research Projects Agency-Energy (ARPA-E) du U.S. Department of Energy a annoncé en février 2023 le financement de onze projets de recherche axés sur le triptyque “measurement reporting and verification” (MRV) indispensable au développement des mCDR, à travers son programme SEA-CO2. La National Oceanographic and Atmospheric Administration (NOAA) a également alloué 24.3 millions de dollars en 2023 a 17 projets de recherches sur les mCDR via le National Oceanographic Partnership Program [6].
Le secteur privé investit également, comme cela avait été le cas pour le CDR atmosphérique ; les compagnies pétrolières sont un acteur important du financement des jeunes entreprises de mCDR. Certaines entreprises vendent déjà des crédits carbone, comme le leader Running Tide [7].
Néanmoins, les start-ups qui se sont engagées ces dernières années dans le mCDR se heurtent aux incertitudes importantes quant à l’efficacité et l’impact environnemental de leurs technologies. Leur modèle économique repose sur une levée de ces incertitudes par le monde de la recherche dans les prochaines années, sur une durée plus longue que les temps de retour sur investissement communément acceptés par le secteur privé..
Le premier défi est probablement le maintien de financements sur le long terme pour permettre un effort de recherche durable, indispensable à l’éclaircissement du doute entourant l’efficacité et les conséquences environnementales des technologies. Il est également difficile pour les start-ups d’obtenir des permis de rejeter des produits en mer, d’autant plus que les procédures varient d’un État à un autre. De plus, les modèles économiques de toutes les méthodes de mCDR reposent in fine sur la mise en place de marchés internationaux du carbone et la mise en place d’un cadre réglementaire adapté.
On se heurte donc à un décalage entre le temps long de la recherche et des impératifs financiers à court et moyen terme. La difficulté à obtenir des permis de rejeter des produits en mer ralentit encore le développement des technologies mCDR, que ce soit pour les tests en phase de recherche ou pour le début des activités d’une entreprise. Une harmonisation des procédures entre les différents Etats ainsi que la création d’un cadre réglementaire plus favorable est souhaitée par les acteurs du secteur, qui mène un lobbying auprès du Congrès à Washington DC. On peut citer le think-tank conservateur Clearpath, qui promeut un plan de développement du mCDR auprès des députés américains, et souhaite assurer aux Etats-Unis une position de leader des technologies mCDR [8].
Enfin, un travail important de modélisation à mener sur les conditions du déploiement de ces approches à une échelle suffisante pour produire un impact mesurable sur le climat global, au vu des quantités d’énergie « propre » et autres ressources naturelles à mobiliser pour capter des milliards de tonnes de CO2 par an et les stocker sur le long terme.
[1] Ocean-Climate action plan, White House, 21 mars 2023
[2] Mammoth: our newest direct air capture and storage facility (climeworks.com), Climeworks
[3] A Research Strategy for Ocean-based Carbon Dioxide Removal and Sequestration | The National Academies Press, National Academy of Sciences Engineering and Medicine, 2022
[4] *National Strategy for a Sustainable Ocean Economy (whitehouse.gov), White House, 4 juin 2024
[5] The Potential Role of Ocean-Based Carbon Dioxide Removal: The NAS Weighs In, American University, 26 avril 2022
[6] FY23_NOPP_mCDR_Awards_full_list (noaa.gov), NOAA, septembre 2023
[7] Scientists Are Trying to Coax the Ocean to Absorb More CO2 – Yale E360, Yale Environment, 22 avril 2024
[8] Charting a Course for Marine Carbon Dioxide Removal (mCDR): Policy Sequencing in mCDR, Clearpath, mars 2024
Rédacteurs :
Nora Senhaji Rhazi, stagiaire au sein de la mission scientifique, Ambassade de France à Washington D.C. [email protected]
Joaquim Nassar, Attaché pour la Science et la Technologie, Ambassade de France à Washington D.C. [email protected]