Le GenderSci Lab de Harvard
Ce laboratoire est dirigé par sa fondatrice, Sarah S. Richardson, PhD, historienne, philosophe en science et professeur d’histoire des sciences et d’études sur les femmes, le genre et la sexualité à l’Université Harvard.
Dr. Richardson a étudié la recherche scientifique autour du genre et des sexes au cours des XXe et XXIe siècles. Elle s’est intéressée aux interactions entre les normes culturelles liées au genre et les théories nées des analyses génétiques des chromosomes sexuels. Ces recherches sont d’autant plus nécessaires et pertinentes depuis que le programme de séquençage de l’ADN humain, nommé le Human Genome Project, a été complété en 2003. Ce programme a permis à la communauté scientifique de creuser notamment les différences découlant des gènes présents sur les chromosomes sexuels (X et Y).
Ces travaux ont fait l’objet de différentes publications, articles dans la presse et ont été les sujets de livres (Revisiting Race in a Genomic Age et Postgenomics: Perspectives on Biology After the Genome) édités en collaboration avec des anthropologues, éthicien.ne.s et historien.ne.s. de Princeton, Stanford University et Nanyang Technological University à Singapour. Ces différentes collaborations soulignent l’importance que Dr. Richardson porte à l’intersectionnalité des domaines dans l’intérêt de la recherche scientifique et biomédicale sur le genre et les sexes.
La plateforme interdisciplinaire GenderSci est intégrée dans la T.H. Chan School de Harvard. Ses travaux permettent la mise en place de théories et méthodes féministes intersectionnelles dédiées à lutter contre les biais de genre et sexe dans la recherche scientifique. Ce laboratoire est composé de spécialistes du genre et scientifiques dans le domaine biomédical, anthropologues, philosophes, bioéthicien.ne.s, sociologues, historien.ne.s, neurobiologistes, biologistes… Cette diversité de profils permet d’aborder des sujets tels que le paradoxe de l’égalité des sexes ou encore les disparités dans les effets de la pandémie de la COVID-19
Le paradoxe de l’égalité des genres
Introduction et origines
Le paradoxe de l’égalité des genres relève de la constatation que les professions dans les STEM sont relativement plus genrées (proportions très inégales entre hommes et femmes) – ici entendu que l’on distingue une plus grande proportion d’hommes que de femmes dans les métiers “STEM” – dans les pays jugés les plus développés et égalitaires entre les sexes par les organisations internationales[2].
La proportion de femmes dans les STEM (et TICS) est bien inférieure dans des pays tels que la Norvège, la Finlande ou encore la Nouvelle-Zélande, qui figurent paradoxalement parmi les pays avec les plus hauts scores dans l’index (GGGI) sur l’égalité des genres attribué par le WEF (voir fig 1).
Fig 1 : UNESCO Institute for Statistics, 2018[3]
https://fr.unesco.org/Je-rougirais-si-je-pouvais/document-reflexion-1
Le GenderSci Lab alerte sur la désinformation au sujet de certaines hypothèses proposant une explication à ce paradoxe. Le postulat que les femmes seraient naturellement et génétiquement déterminées à préférer et être plus aptes à poursuivre des carrières dans les sciences sociales plutôt que dans les STEM, ont mené à des conclusions hâtives, suggérant que les initiatives dédiées à resserrer le gap entre le nombre d’hommes et de femmes en STEM soient futiles. Ces hypothèses sont notamment soutenues par des groupes d’activistes des droits des hommes.
Un paradoxe qui éveille de nombreuses théories
La constatation que la proportion de femmes obtenant un diplôme d’études supérieures en STEM est inférieure dans les pays les plus développés et avec un haut Global Gender Gap Index (GGGI), est hâtivement qualifiée de paradoxe. Ce phénomène est malheureusement aisément expliqué par des théories genrées et inconsciemment ancrées dans les mentalités, telles que celle émise par Stoet et Geary suggérant que, parce que les femmes sont généralement meilleures en lecture qu’en mathématiques durant leur scolarisation, elles ont tendance à s’éloigner des études et carrières en STEM.
Le “paradoxe” de l’égalité des genres donne également place à diverses explications alternatives, dont 7 hypothèses que le GenderSci Lab de Harvard a développées et étudiées :
- Les gens empruntent des parcours de carrière sexués dans les économies de services post industrielles, où les STEM sont associés aux hommes
Même les pays avec un haut GGGI font face à des idéologies ancrées depuis longtemps, qui suggèrent que les hommes et les femmes présentent des caractéristiques, aptitudes et préférences différentes. Parallèlement, quand une personne n’est pas en situation économique défavorable, elle a tendance à choisir une carrière qui lui plaît, ce qui expliquerait que dans les pays développés (et qui ont souvent un GGGI élevé), la population suit ses aspirations professionnelles souvent dictées inconsciemment par la société implicitement biaisée de stéréotypes genrés.
- Les cultures à travers le monde ont des stéréotypes vis-à-vis des genres et leurs capacités dans les domaines STEM très divers
Les pays avec les GGGI les plus élevés ont une Histoire associant bien souvent les domaines STEM aux hommes plutôt qu’aux femmes, que ne partagent pas les pays avec des GGGI moins élevés. Une étude menée par des chercheurs de Harvard révèle que l’indice d’égalité des genres d’un pays et les biais à l’encontre de la réussite des femmes en STEM ne sont pas liés. La Norvège et la Suède par exemple révèlent plus de biais à l’encontre de la réussite des femmes en STEM que l’Iran, qui a un GGGI bien inférieur. La corrélation entre le GGGI et la réussite des femmes en STEM est inexacte, et on gagnerait à plutôt penser cette réussite vis-à-vis des biais historiques. Ces travaux suggèrent donc que le paradoxe de l’égalité des genres n’en est pas un, et que les paramètres de comparaison n’étaient simplement pas ou peu pertinents.
Des sondages ont été réalisés dans les années 2000 révélant qu’à l’école les filles apprécient les mathématiques plus que les garçons dans des pays à GGGI faibles, justifiant qu’une étude plus poussée sur la culture, l’histoire et les méthodes d’apprentissage et orientation dans les études dans ces pays soit réalisée.
- Le nombre de programmes d’études en STEM varie selon les pays
Si une majorité de programmes d’études sont proposés en STEM, hommes et femmes auront plus d’opportunités de se diriger vers ces domaines. Si au contraire peu de programmes sont proposés en STEM, ces filières deviennent plus compétitives. Combiné à des biais éloignant les femmes de ces matières, on comprend pourquoi dans ce contexte l’équilibre entre les genres dans les études en STEM n’est pas assuré.
- Les étudiants poursuivant des études en STEM hors de leur pays d’origine modifient le ratio de diplômes décernés aux hommes et aux femmes dans les pays d’origine et de destination
Le GenderSci Lab prend l’exemple des Etats-Unis, qui reçoivent de nombreux étudiant.e.s étranger.ère.s, pour illustrer ce phénomène : 86% des doctorats délivrés aux Etats-Unis à des étudiant.e.s étranger.ère.s sont dans les STEM, et plus de 50% des doctorant.e.s étranger.ère.s étrangers aux Etats-Unis arrivent de Chine, Inde et Corée du Sud. Nous pouvons alors aisément comprendre, bien que les chiffres de donnent pas d’indication sur le genre ou le sexe des étudiant.e.s étranger.ère.s en question, que ces déplacements d’étudiants peuvent avoir un impact considérable sur les disparités entre étudiant.e.s femmes et hommes dans les pays d’origine (ici Chine, Inde et Corée du Sud notamment) et de destination (Etats-Unis).
Ce phénomène n’explique pas le paradoxe dans sa totalité, mais invite de garder à l’esprit ce facteur – déplacement des étudiants – qui peut impacter la lecture du paradoxe.
- Les réactions négatives contre les gains économiques et politiques des femmes incluent l’hostilité envers les femmes dans les STEM
Alors que les femmes gagnent en importance et influence dans l’économie et la sphère politique de nombreux pays, une partie de leurs concitoyens hommes voient dans ces avancées un danger pour leur autorité et pouvoir. Dans les pays nordiques notamment, qui figurent parmi les régions les plus égalitaires entre sexes, on constate que le nombre de violences domestiques envers les femmes est relativement important. Ce phénomène pourrait être la représentation d’un contrecoup – d’une réponse – des hommes cherchant à protéger leur pouvoir dans des pays qui donnent de plus en plus d’importance à la femme.
Les femmes pourraient, dans ce contexte d’hostilité vis-à-vis de la réussite des femmes, consciemment ou inconsciemment choisir de s’éloigner des domaines encore aujourd’hui considérés comme masculins, pour laisser son espace à l’homme ou pour échapper à des climats étudiants ou professionnels sexistes / hostiles envers les femmes.
- Les attitudes envers les femmes dans les STEM ne peuvent pas être prédites par les attitudes envers les femmes dans d’autres sphères publiques
L’analyse des différences de représentations féminines et masculines dans la participation politique, la population active, l’enseignement supérieur et le secteur STEM suggèrent que ces différences en STEM sont expliquées par des facteurs différents et doivent appeler à des études plus poussées que les critères génériques d’analyses sociales et économiques.
- Les femmes dans les pays à faible GGGI représentent l’exception, et non l’attitude prédominante de leur pays à l’égard des femmes dans les STEM
De nombreux pays avec un faible GGGI présentent une forte disproportion dans les classes sociales et économiques représentées dans les études supérieures. Ce sont en majorité les personnes issues de classes privilégiées qui poursuivent des études secondaires, élite qui généralement répond à des normes spécifiques et différentes du reste du pays. Les femmes représentées dans ces classes sont par exemple poussées à résister aux biais sexistes qui pourraient exister dans le reste des classes économiques et sociales, mais qui ne s’appliquent pas à l’élite, expliquant qu’elles puissent plus aisément accéder à une éducation supérieure puis des postes en STEM.
Ce sont donc les normes des élites qui sont majoritairement représentées dans plusieurs pays à GGGI faibles, et non la culture nationale globale, dans les chiffres concernant l’enseignement supérieur, car les classes moyennes et ouvrières ne poursuivent le plus souvent pas leurs études.
Une analyse plus fine de nouveaux facteurs (importance des classes sociales qui ne représentent pas le pays, nombre d’étudiants quittant et arrivant sur un territoire, pression sociale ou exercée par les hommes…) pourrait mener à une explication plus juste et complète du paradoxe de l’égalité des genres. Les hypothèses étudiées et proposées par le GenderSci Lab suggèrent donc que les aptitudes, préférences ou inclinaisons naturelles des femmes ne sont pas en cause dans les différences de proportion de femmes et d’hommes dans les carrières en STEM. Ce sont plutôt les normes et la culture interne à un pays ou à des classes sociales qui impactent la décision des femmes de suivre une carrière en STEM ou non.
Pour plus d’informations sur ces hypothèses et travaux :
[1] L’intersectionnalité désigne un concept visant à penser l’ensemble des discriminations et privilèges (de classe, de sexe, de genre, de préférence sexuelle, de race, de nationalité, de handicap…), comme cumulables.
[2] Classement et index (GGGI : Global Gender Gap Index) établis par le World Economic Forum
Le GGGI se base sur l’analyse de critères tels que le taux d’alphabétisation des femmes, de travailleuses dans les secteurs techniques, le nombre de femmes sans les ministères ou le Sénat… et pondère ces critères selon leur importance pour obtenir des scores dans 4 catégories : la participation des femmes dans l’économie, leur réussite dans l’éducation, leur santé et mortalité, et enfin leur pouvoir dans la sphère politique.
[3] Les classements du gender equality score ont été mis à jour sur le site du World Economic Forum depuis la publication du graphe de l’UNESCO
Rédactrice :
Sarah Vadillo-Quesada, Attachée adjointe pour la Science et la Technologie à Boston, [email protected]