Conflit en Ukraine : impacts sur les relations spatiales russo-américaines

Dans le contexte de regain de tensions entre les Etats-Unis et la Russie suite à l'invasion de l'Ukraine, des questions se posent sur les conséquences du conflit sur la coopération spatiale entre Washington et Moscou. Bien que la situation reste évolutive, cette note tend à apporter quelques éléments de réponse.
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Résumé

Cette note analyse les premiers impacts du conflit en Ukraine sur les relations entre les États-Unis et la Russie dans le secteur spatial, la situation restant fluctuante et évolutive.

Les conséquences de ce conflit apparaissent relativement modérées sur le court terme. En effet, les crises successives comme l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 ont poussé les États-Unis à accentuer leurs efforts d’indépendance technologique et de découplage industriel vis-à-vis de la Russie, semblant réduire l’impact des restrictions d’exportation décidées récemment entre les deux pays. Les conséquences du conflit ne sont toutefois pas inexistantes, la Russie n’ayant pas atteint l’autosuffisance en matière spatiale, et les États-Unis s’approvisionnant encore pour partie en Ukraine voire en Russie pour certains composants.

Côté programmatique, les coopérations entre les États-Unis et la Russie sont historiquement faibles à l’exception de l’exploration habitée en orbite basse avec la Station Spatiale Internationale. Dans ce cadre, les deux pays entretiennent des dépendances techniques et opérationnelles majeures, rendant peu probable la suspension immédiate du partenariat en place à court terme. Malgré les provocations répétées du Directeur de l’Agence spatiale Russe, les deux partenaires continuent à ce jour d’exploiter l’ISS à bord de laquelle se trouvent actuellement quatre astronautes américains et deux cosmonautes russes. En revanche, les tensions générées par le conflit pourraient accroître les efforts déployés par Moscou comme Washington pour disposer de capacités autonomes en orbite basse sur le plus long terme.

Enfin, le conflit a également mis en exergue l’utilité de certaines capacités spatiales en temps de guerre, ainsi que leurs vulnérabilités. Plusieurs sociétés d’imagerie spatiale américaines ont ainsi fourni des données permettant de suivre l’avancée des troupes russes tandis que la société SpaceX a commencé à fournir des terminaux utilisateurs en Ukraine pour assurer les télécommunications. A l’inverse, la résilience des infrastructures spatiales a été mise à l’épreuve. Les sociétés américaines de télécommunications par satellites SpaceX et Viasat ont fait l’objet de brouillages pour l’une et de cyberattaques pour l’autre.

Introduction

Les États-Unis et la Russie sont des puissances spatiales rivales depuis le tout début de la conquête spatiale. Les deux nations ont donc historiquement cherché à réduire leur dépendance technologique en découplant leur tissu industriel respectif et à limiter leurs domaines de coopération.

Toutefois, les défis technologiques, techniques et financiers inhérents au domaine spatial ont conduit les deux pays à développer des formes de dépendance en matière d’approvisionnement et à tisser certaines coopérations dont la plus riche et la plus symbolique demeure la Station spatiale internationale (ISS).

Les crises géopolitiques et diplomatiques qu’ont traversé les deux pays sur Terre (comme l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014) ou en orbite (comme le tir antisatellite russe réalisé en novembre 2021 et ayant généré plusieurs milliers de débris) ont eu des répercussions relatives sur la relation spatiale entre les États-Unis et la Russie.

Si elles ont sans doute accentué l’autonomisation progressive des deux nations l’une vis-à-vis de l’autre, ces crises n’ont pour l’heure jamais complètement rompu les ponts entre elles, notamment à bord de l’ISS.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier a cependant conduit à une très nette dégradation des relations entre les États-Unis et la Russie. Plusieurs mesures de sanctions ont été adoptées par Washington pour condamner l’action de Moscou et l’affaiblir dans de nombreux secteurs. Diverses annonces et mesures ont été prises de la part des deux parties s’agissant du domaine spatial, notamment concernant les importations/exportations de biens et technologies, ainsi que sur les coopérations intergouvernementales. Malgré tout, il semblerait que les conséquences de ces mesures sur la relation russo-américaine dans le spatial soient relativement « limitées », en tous cas sur le court terme.

1. Conséquences du conflit sur les importations/exportations russes et américaines dans le domaine spatial

1.1. Dans le sens États-Unis vers Russie

L’administration américaine a durci les contrôles aux exportations de technologies critiques vers la Russie en :

  • Ajoutant de nouvelles catégories de biens et technologies soumis à contrôle (notamment en microélectronique, télécommunications, capteurs, équipements de navigation, avionique, équipements marins et composants d’aéronefs, lasers, etc.)
  • Appliquant une présomption de refus d’exportation des biens et technologies contrôlés vers la Russie.

Le Président Joe Biden a indiqué que ces restrictions, associées à celles décidées parallèlement par les partenaires européens, auraient pour effet de priver la Russie de plus de la moitié de ses importations de hautes technologies, et donc de la priver de sa capacité à moderniser ses industries militaire et aérospatiale, y compris son programme spatial[1].

Dans le domaine spatial, ces annonces doivent toutefois être tempérées.

A ce jour, des doutes demeurent sur l’étendue des nouveaux contrôles qui pourraient être appliqués et leurs conséquences réelles sur l’écosystème spatial russe. En effet, des sanctions avaient déjà été formulées contre la Russie en 2014 suite à l’annexion de la Crimée (notamment en matière de microélectronique résistante aux radiations), réduisant potentiellement l’impact des nouvelles mesures adoptées. A noter toutefois que Dmitry Rogozin, le Directeur Général de l’Agence spatiale russe Roscosmos, a récemment annoncé à la presse russe ne pas avoir atteint une parfaite autosuffisance. Pour pallier cette dépendance, Dmitry Rogozin a indiqué vouloir se tourner vers la Chine pour ses approvisionnements.

Par ailleurs, afin d’éviter des conséquences disproportionnées et involontaires, l’administration américaine est venue tempérer sa politique générale de refus d’exportation vers la Russie par certaines exceptions. Le Département du Commerce a précisé que des analyses au cas par cas pourraient être menées pour certaines exportations, notamment dans le domaine de la coopération spatiale gouvernementale[2]. Autrement dit, les exportations assurant la coopération spatiale gouvernementale ne seront pas automatiquement frappées d’interdiction. A noter par ailleurs que la NASA a indiqué quelques heures après l’annonce des sanctions que celles-ci ne compromettraient pas la coopération entre États-Unis et Russie à bord de l’ISS (cf. Chapitre 2).

En revanche, notons que le JSC Rocket and Space Centre – Progress (centre de production des lanceurs Soyouz et de véhicules spatiaux de Russie) a été placé sur l’Entity List du DoC qui renforce les politiques de contrôle sur certaines personnes physiques ou morales.

1.2. Dans le sens Russie vers États-Unis

La Russie a quant à elle décidé de suspendre ses exportations de moteurs vers les États-Unis. Cette décision devrait avoir des conséquences en demi-teinte sur Washington qui avait déjà réduit ses importations en 2014 suite à l’annexion de la Crimée par la Russie.

En effet, le Congrès avait décidé, en réponse à cette crise, d’interdire au Département de la Défense (DoD) le recours aux moteurs russes RD-180 qui équipent les lanceurs Atlas V d’ULA après 2022. Pour s’aligner sur cette décision et conserver ses liens avec le secteur de la défense (la société ULA ayant été sélectionnée pour réaliser 60 % des lancements de sécurité nationale entre 2022 et 2027), ULA a choisi de développer un nouveau lanceur, le Vulcan Centaur. Equipé de moteurs BE-4 fournis par la société américaine Blue Origin, il devrait effectuer son premier vol cette année.

D’ici là, ULA dispose encore de 24 fusées Atlas V qu’elle prévoit de lancer pour des clients commerciaux et gouvernementaux jusqu’en 2025. La société a déclaré qu’elle disposait de l’ensemble des moteurs RD-180 nécessaires aux derniers lancements Atlas V et ne serait donc pas affectée par les tensions actuelles entre la Russie et les États-Unis.
ULA estime en outre disposer de l’expérience nécessaire pour mener ces lancements en toute sécurité, et ce, sans nécessiter un soutien technique de la part de la Russie.

Si la société ULA ne semble pas pâtir du conflit en Ukraine, d’autres sociétés pourraient subir des aléas en matière d’approvisionnement. C’est le cas de Northrop Grumman dont la fusée Antares 230 est équipée de moteurs russes RD-181 (les interdictions prononcées par le Congrès n’ayant affecté que le domaine de la défense). Par ailleurs, son premier étage est produit par les entreprises Yuzhnoye et Yuzhmash dans leurs usines de Dnipro en Ukraine. Pour l’heure, ces infrastructures auraient été épargnées mais l’évolution du conflit pourrait changer la donne. Pour rappel, Antares 230 est utilisée pour lancer le cargo Cygnus destiné à ravitailler l’ISS en fret environ deux fois par an. Northrop Grumman a annoncé disposer des composants nécessaires au lancement des deux prochaines missions de ravitaillement de l’ISS (prévue en août 2022 et avril 2023). Pour le futur, la société pourrait être amenée à développer des solutions alternatives (soit en interne soit en se fournissant auprès d’autres partenaires industriels). Par sécurité, la NASA pourrait également attribuer de nouveaux contrats de ravitaillement à SpaceX qui assure aussi la livraison de fret à bord de la Station avec la capsule cargo Dragon lancée par un Falcon 9.

2. Conséquences du conflit sur la coopération spatiale intergouvernementale russo-américaine

2.1. Exploration habitée en orbite basse – Station Spatiale Internationale

Les États-Unis et la Russie entretiennent une coopération dans l’exploration habitée en orbite basse depuis plusieurs décennies. En 1975, dans le contexte de la « Détente », l’URSS et les États-Unis avaient réalisé un rendez-vous en orbite entre un module Apollo et une capsule Soyouz. Entre 1994 et 1998, le programme spatial conjoint Shuttle-Mir avait pour objectif de préparer la construction de la Station spatiale internationale (ISS) en permettant à la NASA d’acquérir le savoir-faire de la Russie dans le domaine de l’assemblage d’une station spatiale et des séjours de longue durée dans l’Espace. Enfin en 1998, les États-Unis et la Russie, en coopération avec l’Agence spatiale européenne (ESA), le Japon et le Canada, sont devenus partenaires dans le cadre de l’ISS et n’ont jamais cessé de coopérer jusqu’à aujourd’hui.

Les dépendances mutuelles existant entre les États-Unis et la Russie dans l’ISS en matière opérationnelle et technologique, voire scientifique rendent peu probable une rupture de leur coopération sur ce programme, au moins à court terme. Celle-ci n’avait d’ailleurs pas été impactée par la crise de 2014 suivant l’annexion de la Crimée. Pour l’heure, les deux partenaires n’ont pas interrompu leur coopération à bord. Malgré plusieurs déclarations provocatrices de Dmitry Rogozin, les États-Unis et la Russie continuent d’assurer l’exploitation de la Station et semblent maintenir le calendrier de lancement vers celle-ci.

2.1.1. Accès à l’ISS

Depuis 2020, Les États-Unis ont retrouvé leur indépendance en matière de vol habité grâce à la qualification de de la capsule Crew Dragon de SpaceX dans le cadre du Commercial Crew Program. Depuis 2011 et l’arrêt de la Navette, les Américains dépendaient jusqu’alors de la Russie en utilisant le Soyuz lancé depuis Baïkonour pour acheminer ses astronautes vers l’ISS. Avec le Crew Dragon, les États-Unis privent ainsi Moscou d’une manne financière importante (les sièges étaient facturés environ 60 M$) ainsi qu’un levier de négociation considérable (les Russes avaient par exemple menacé les États-Unis de leur couper l’accès aux vols habités Soyouz pour répondre aux sanctions américaines prises suite à l’annexion de la Crimée).

Cette autonomisation américaine n’avait toutefois pas complètement mis fin à la coopération russo-américaine dans l’accès à l’ISS. La NASA et l’Agence spatiale russe Roscosmos étaient jusqu’à présent en négociation autour d’un accord prévoyant des échanges réciproques de sièges sur Soyouz et Crew Dragon. Ceci pourrait assurer la redondance des capacités et la présence permanente d’au moins un astronaute américain et un cosmonaute russe à bord de la Station. La conclusion de cet accord permettrait à la cosmonaute russe Anna Kikina de se rendre bord de l’ISS à l’autonome 2022 via la mission Crew-5 et à l’astronaute américain Frank Rubio de voler sur la mission Soyuz MS-22.

Bien que le conflit n’emporte probablement pas de conséquence sur l’accès des deux parties à la Station, il se pourrait qu’il vienne compliquer les négociations entre celles-ci autour de l’échange de sièges Crew Dragon et Soyouz.

2.1.2.  Exploitation de l’ISS

Il semble peu probable que la coopération des deux pays sur l’ISS ne cesse sur le court terme, au risque de compromettre leur présence en orbite basse.

En effet, si Russes et Américains disposent chacun de leur autonomie d’accès à la Station, aucune des deux nations n’est aujourd’hui en mesure d’assurer le bon fonctionnement de la Station de façon pleinement autonome. Les opérations et son fonctionnement reposent en effet sur des moyens volontairement interdépendants. Les États-Unis fournissent par exemple les gyroscopes assurant la stabilité de l’ISS ainsi que les panneaux solaires qui en garantissent l’alimentation électrique. La partie russe est quant à elle responsable du maintien de la station à son orbite en utilisant les capacités de propulsion du vaisseau cargo Progress pour rehausser périodiquement l’altitude de l’ISS.

Au vu de cette imbrication, la NASA a très rapidement indiqué que la coopération à bord de l’ISS n’était pas visée par les nouvelles sanctions adoptées par la Maison Blanche, une annonce saluée par Dmitry Rogozin. Les deux parties continuent à ce jour d’exploiter l’ISS à bord de laquelle se trouvent sept personnes dont quatre astronautes américains et deux cosmonautes russes. Il semblerait également que le calendrier des prochains lancements ne soit pas altéré, avec le maintien des missions MS-21 (lancement Soyuz de trois cosmonautes le 18 mars prochain), MS-19 (retour de deux cosmonautes et un astronaute américain le 30 mars) et Axiom-1 (lancement SpaceX de la première mission commerciale d’Axiom le 30 mars). En outre, la NASA a indiqué qu’elle ne prévoyait d’opérer seule la Station, celle-ci restant par essence un programme international.

Malgré ces contraintes techniques et opérationnelles, il convient de rester vigilant dans un contexte particulièrement tendu. En réaction aux sanctions imposées par les États-Unis Dmitry Rogozin multiplie les tweets provocateurs relatifs à la coopération dans l’ISS[3]. En réponse à la décision de l’Agence spatiale allemande (DLR) du 3 mars d’interrompre toute coopération avec la Russie sur les projets en cours et futurs, Roscosmos a indiqué cesser toute activité à bord de l’ISS avec Matthias Maurer, l’astronaute allemand de l’Agence Spatiale Européenne présent dans la station depuis novembre 2021. Les Américains ont quant à eux indiqué explorer avec leur partenaires commerciaux, de nouvelles solutions pour gagner en « flexibilité opérationnelle ». Kathy Lueders, Administratrice associée de la NASA pour les opérations en orbite a ainsi rappelé le lancement le 19 février d’un vaisseau cargo Cygnus construit et lancé par Northrop Grumman qui, pour la première fois, a été doté de capacités de propulsion permettant le rehaussement de l’orbite de la station. Ces capacités qui permettraient de suppléer le Progress russe, seront testées en avril prochain. A l’occasion d’une réunion récente du NASA Advisory Council, il a également été suggéré que l’Agence se dote de « plans d’urgence ».

2.1.3. Accélération de la fin de l’ISS et développement de solutions alternatives

L’accord intergouvernemental régissant l’ISS prévoit son exploitation jusqu’en 2024. Sur proposition des États-Unis, des discussions sont en cours parmi les partenaires de l’ISS afin d’étendre son exploitation jusqu’en 2030. Néanmoins, les tensions actuelles pourraient accentuer la volonté des États-Unis et de la Russie de développer des capacités autonomes en orbite basse.

Dans une interview donnée à un média russe le 2 mars, Dmitry Rogozin a indiqué qu’en cas de maintien des pressions de Washington sur Moscou, il pourrait décider de ne pas prolonger la durée de vie de l’ISS au-delà de 2024[4]. La Russie, qui pointe depuis longtemps le vieillissement de l’ISS, pourrait ainsi accélérer le développement de son projet de station russe (Russian Orbital Service Station). Toutefois, sa construction est prévue au plus tôt en 2025 et pourrait être largement impactée par les défis financiers auxquels fait face la Russie (notamment avec les pertes engendrées par la fin des achats américains de moteurs RD-180 et de vols habités Soyouz). Des questions pourraient également se poser au sujet d’un éventuel rapprochement avec la Chine qui déploie et opère sa propre station Tiangong.

Afin d’assurer la transition post-ISS, les États-Unis cherchent à développer des projets de station spatiale commerciale autonome en orbite basse, en privilégiant des partenariats public-privé. Dans ce cadre, la NASA a notamment lancé le programme Commercial Low Earth Orbit Destinations (CLD). Ce programme n’en est toutefois qu’à ses prémices avec la sélection de trois consortia d’entreprises en décembre 2021[5]. Outre le CLD, la NASA travaille également avec Axiom pour développer un module commercial ayant vocation à être amarré à la Station avant de s’en détacher à horizon 2028. Le lancement de ce module n’est toutefois pas prévu avant 2024.

Bien que le déploiement de telles stations commerciales soit encore un objectif lointain, il se peut que le conflit en Ukraine incite le Congrès américain à financer davantage le projet de la NASA de commercialisation de l’orbite basse afin d’accélérer le développement de solutions alternatives à l’ISS. Jusqu’à présent, la NASA n’a reçu qu’une très faible portion des fonds qu’elle demandait pour ce projet (17 M$ en 2021 contre 150 M$ demandés au titre de la requête budgétaire). Pour l’année fiscale 2022, la NASA a demandé un montant total de 101,1 M$. Si le budget 2022 n’a pas encore été adopté (continuing resolution en cours jusqu’au 11 mars), le Sénat et la Chambre des Représentants ont accordé, dans leur projet de loi d’appropriations respectif, 101,1 et 45 M$ à la NASA. A noter qu’un tel scénario s’était produit au sujet de l’autonomisation d’accès des États-Unis à l’ISS. Initié en 2011 suite à l’arrêt de la Navette spatiale américaine, le Commercial Crew Program avait été initialement sous-financé par le Congrès mais avait bénéficié d’un soutien total à partir de 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie.

2.2. Exploration habitée sur la Lune et au-delà – Programme Artemis

Aucune coopération entre les États-Unis et la Russie n’existe en matière d’exploration habitée lunaire. Les deux puissances sont au contraire historiquement rivales sur ce point.

Les États-Unis ont lancé en 2017 le programme d’exploration habitée Artemis qui vise à retourner sur la Lune d’ici 2024 (récemment reporté à 2025 au plus tôt). Ce programme, dont l’administration Biden a assuré la continuité, souhaite impliquer très largement les partenaires industriels et internationaux. Ces derniers sont sollicités pour contribuer aussi bien aux éléments programmatiques d’Artemis qu’à son encadrement réglementaire via les Accords Artemis. La Russie a affirmé ne pas vouloir signer ces Accords qu’elle juge trop « américano-centrés » et éloignés des principes de coopération multilatérale qui gouvernent l’ISS. Moscou avait toutefois indiqué son souhait que la station orbitale lunaire (Lunar Gateway) du programme Artemis puisse comporter un système d’amarrage compatible avec les vaisseaux russes.

La rivalité avec les États-Unis en la matière est d’autant plus marquée que la Russie a décidé de favoriser sa coopération avec la Chine avec qui elle a développé un projet de base lunaire internationale faisant concurrence au programme Artemis (projet ILRS). Au-delà de ce projet de base lunaire, Pékin et Moscou ont également signé des accords de coopération sur diverses missions lunaires (les missions chinoises Chang’e 6 et 7 et les missions russes Luna 27) ainsi que sur la mise en place d’un centre de partage de données de missions d’exploration lunaire et lointaine.

États-Unis et Russie s’opposent donc en matière d’exploration lunaire et le récent conflit ne fera qu’approfondir un divorce déjà consommé.

2.3. Autres domaines de coopération civile

Au 31 décembre 2021, les données publiques de la NASA recensaient 10 accords en cours entre la NASA et la Russie (Roscosmos ou universités) :

  • 1 accord-cadre sur l’utilisation et l’exploration pacifiques de l’Espace (prolongé en avril 2021 jusqu’en 2030)
  • 3 accords relatifs à l’ISS,
  • 4 accords génériques internationaux,
  • 2 accords « mineurs » en matière technologique ou scientifique :
    • 1 détecteur russe de rayons gamma sur une mission d’astrophysique de la NASA lancée en 1994 (mission WIND)
    • 4 miroirs fournis par la NASA sur une mission d’astrophysique russo-allemande lancée en 2019 (Spectr-Roentgen-Gamma)

Ces accords existants n’ont à ce jour pas été remis en cause par l’une des deux parties. Par ailleurs, la Russie n’a pas pris de mesure s’agissant des missions américaines encore opérationnelles Mars Science Laboratory, Lunar Reconnaissance Orbiter, et Mars Odyssey auxquelles elle avait contribué dans le passé par des instruments.

En revanche, il est probable que les deux pays ne s’engagent pas dans de nouvelles collaborations. A ce titre, Dmitry Rogozin a récemment annoncé que la participation de la NASA à la mission russe d’exploration de Vénus Venera-D, qui faisait l’objet de discussions préliminaires, n’était plus envisageable dans le contexte actuel. Les impacts de cette décision devraient toutefois être relativement limités côté États-Unis qui sont déjà engagés sur trois missions vers Vénus : deux menées par la NASA (VERITAS et DAVINCI) et une menée par l’ESA (EnVision).

3. Implication du secteur spatial américain dans le suivi du conflit ukrainien

Au-delà de ses conséquences sur les relations entre la Russie et les États-Unis, on constate que le conflit en Ukraine a également eu pour effet de mettre en exergue l’intérêt de certaines technologies spatiales en temps de guerre. Plusieurs technologies américaines ont ainsi été utilisées pour soutenir la population et l’armée ukrainiennes.

Dans le domaine de l’observation de la Terre, les sociétés américaines BlackSky et Maxar Technologies ont fourni une quantité importante d’imagerie optique permettant de suivre l’évolution des troupes russes. Contrairement aux satellites de renseignements du National Reconnaissance Office, les données récoltées par ces satellites commerciaux ont l’avantage d’être disponibles publiquement pour de potentiels alliés des États-Unis ainsi que pour d’autres entités intéressées (journalistes, organisations humanitaires, etc.).
Les satellites d’imagerie optique ont toutefois pour inconvénient de ne pas être opérationnels la nuit ou par temps couvert (ce qui peut être le cas pendant l’hiver ukrainien). Dans ces conditions, les satellites SAR (radar à synthèse d’ouverture) peuvent être utilisés, à condition d’être suffisamment bien calibrés pour cibler les zones à couvrir. A ce titre, notons que la société d’analyse d’imagerie spatiale EOS Data Analytics, détenue par un fonds d’investissements ukrainien, a récemment incité les sociétés américaines d’imagerie SAR à partager leurs données avec elle ou bien directement avec le Ministre du numérique ukrainien.  Dans le domaine des télécommunications, SpaceX a fourni, sur demande de ce même ministre, des terminaux utilisateurs Starlink à la population ukrainienne. Par la suite, le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy s’est entretenu avec Elon Musk, annonçant l’envoi de nouveaux terminaux ainsi que d’éventuels « projets spatiaux » à l’issue du conflit.

A l’inverse, ce conflit a également mis en avant la vulnérabilité des infrastructures spatiales. Le réseau Starlink a par exemple fait l’objet de brouillages en Ukraine au niveau de ses terminaux utilisateurs. La société Viasat, qui offre des services de communications, a également été victime d’une cyberattaque, une information confirmée par le Commandant du Commandement de l’Espace, le Général Michel Friedling. L’attaque, perpétuée dès le 24 février, a ciblé l’un des satellites civils de Viasat couvrant l’Ukraine et l’Europe et a entrainé la mise hors service de milliers d’éoliennes allemandes ainsi que de dizaines de milliers de modems d’accès internet en France.

Conclusion

Il semblerait que les conséquences du conflit en Ukraine sur les relations entre la Russie et les États-Unis dans le domaine spatial restent relativement modérées dans l’immédiat.

Le découplage industriel entamé entre les États-Unis et la Russie depuis de nombreuses années (et au fil des crises successives) vient réduire l’impact des restrictions d’exportation décidées entre les deux pays. Les conséquences du conflit ne sont toutefois pas inexistantes, la Russie n’ayant pas atteint l’autosuffisance en matière spatiale, et les États-Unis s’approvisionnant encore pour partie en Ukraine voire en Russie pour certains composants.

Côté programmatique, les coopérations entre les États-Unis et la Russie sont historiquement faibles à l’exception de l’ISS au sein de laquelle les deux pays entretiennent des dépendances majeures. Celles-ci rendent peu probable la suspension du partenariat entre les deux pays dans l’immédiat. Malgré plusieurs tweet provocateur du Président de l’agence spatiale russe, les deux nations n’ont pas cessé leur coopération depuis le début de la guerre en l’Ukraine. En revanche, les tensions générées par celle-ci pourraient accroître les efforts déployés par Moscou comme Washington pour disposer de capacités autonomes en orbite basse à plus long terme.

Notes de bas de page

[1]We estimate that we will cut off more than half of Russia’s high-tech imports, and it will strike a blow to their ability to continue to modernize their military. It will degrade their aerospace industry, including their space program” Remarks by President Biden on Russia’s Unprovoked and Unjustified Attack on Ukraine. FEBRUARY 24, 2022

[2] “However, to minimize unintended consequences, a case-by-case review policy applies to applications to export, reexport, or transfer (in-country) items that ensure safety of flight, maritime safety, meet humanitarian needs, enable government space cooperation, and allow transactions for items destined to specified Western subsidiaries and joint ventures, support civil telecommunications infrastructure in certain countries, and government-to-government activities.” Federal Register / Vol. 87, No. 42 / Thursday, March 3, 2022 / Rules and Regulations.

[3] « Do you want to destroy our cooperation on the ISS? » […] « If you block cooperation with us, then who is going to save the ISS from an uncontrolled descent from orbit and then falling onto the territory of the United States or Europe? » […] « There is also a scenario where the 500-ton structure falls on India or China. Do you want to threaten them with this prospect? The ISS doesn’t fly over Russia, so all the risks are yours. » Traduction par Reuters d’extraits de tweets de D. Rogozin publiés depuis le 25 février.

 

[4] Aujourd’hui, l’exploitation du segment russe de l’ISS est autorisé par le gouvernement jusqu’en 2024.

[5]Projet Starlab : porté par le groupe d’entreprises composé de Nanoracks, Voyager Space et Lockheed Martin, qui a reçu un contrat de 160 M$.

– Projet Orbital Reef : porté par le groupe d’entreprises composé de Blue Origin, Sierra Space, Boeing, Redwire Space, Genesis Engineering et Arizona State University, qui a reçu un contrat de 130 M$.

– Version modifiée du vaisseau cargo Cygnus : porté par le groupe d’entreprises composé de Northrop Grumman et Dynetics, qui a reçu un contrat de 125,6 M$.

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