Après 73 ans, les mystères de la turbulence commencent à être percés

Des chercheurs de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign viennent de proposer des éléments d’interprétation théorique d’expériences portant sur des écoulements turbulents dans des tuyaux rugueux réalisées dans les années 30 par l’ingénieur allemand Johann Nikuradse (1894-1979).
La turbulence est souvent qualifiée de "dernier mystère de la physique classique". La petite histoire veut que Werner Heisenberg (prix Nobel de Physique 1932) ait un jour déclaré qu’il voulait poser deux questions à Dieu : la première : "pourquoi la relativité générale est-elle si bizarre ?", la deuxième "comment expliquer la turbulence ?". Il ajoutait que Dieu connaissait certainement la réponse à la première question…
Les courbes de Nikuradse, aujourd’hui encore la base d’abaques utilisés par les ingénieurs pour calculer les forces de friction exercées par un écoulement turbulent sur la paroi d’un tuyau, ont une forme surprenante. Exprimée en fonction du nombre adimensionnel de Reynolds (Re), cette friction commence par décroître, puis croît brusquement pour atteindre une valeur asymptotique dans le domaine des Re élevés. Qui plus est, le comportement de la friction, d’abord indépendant de la rugosité du tuyau (mesurée par le rapport du diamètre moyen des éléments rugueux au diamètre du tuyau), en devient dépendant à partir d’un certain seuil.
Le Dr Gioia et son doctorant Pinaki Chakraborty ont élaboré un modèle phénoménologique fondé sur la distribution d’énergie dans les vortex élémentaires formés dans l’écoulement et proposent de relier la friction à un transfert d’énergie à la paroi par la population de vortex dont la géométrie est la plus adaptée aux caractéristiques de rugosité de la paroi. Leur modèle est en accord qualitatif avec les données de Nikuradse.
Dans un second papier, également publié dans le n°96 de Physical Review Letters, le Professeur Nigel Goldenfeld, physicien à Urbana Champaign, développe une analogie intéressante entre les expériences de Nikuradse et l’apparition du magnétisme dans les cristaux sous l’influence de la température et d’un champ magnétique extérieur. Une assimilation du nombre de Reynolds à l’inverse de la température réduite et du champ magnétique extérieur, à la rugosité, lui permet de réduire les courbes de Nikuradse en une seule courbe caractéristique et de suggérer que l’apparition de la turbulence est au comparable au phénomène de transition de phase que subissent les matériaux ferromagnétiques en atteignant le point de Curie.

Source :

– G. Gioia, and P. Chakraborty, ‘Turbulent Friction in Rough Pipes and the Energy Spectrum of the Phenomenological Theory’, Phys. Rev. Lett. 96, 044502 (2006), https://arxiv.org/PS_cache/physics/pdf/0507/0507066.pdf (texte intégral)
– Nigel Goldenfeld, ‘Roughness-Induced Critical Phenomena in a Turbulent Flow’, Phys. Rev. Lett. 96, 044503 (2006), https://arxiv.org/PS_cache/cond-mat/pdf/0509/0509439.pdf (texte intégral)

Rédacteur :

Philippe Jamet, [email protected]

Partager

Derniers articles dans la thématique
,