La cour suprême des États-Unis se prononce sur l’équilibre des pouvoirs entre les agences fédérales et les tribunaux (Crédit photo: Tierney L. Cross/Bloomberg)
En accord avec le pouvoir judiciaire, la doctrine Chevron permettait aux agences fédérales, via leurs expertises scientifiques et techniques, d’interpréter les lois ambiguës.
La doctrine Chevron date de 1984. Suite à l’affaire Chevron U.S.A., Inc. v. Natural Resources Defense Council, un litige portant sur l’interprétation par l’Environmental Protection Agency (EPA) d’une loi sur la qualité de l’air de 1977, la cour suprême des Etats-Unis a établi un processus en deux étapes pour décider de la manière dont les tribunaux fédéraux doivent arbitrer de tels litiges. Ces derniers n’ont (1) aucune raison d’intervenir si le Congrès a été clair sur ses intentions, en revanche, en cas d’ambiguïté ou de lacune dans une loi, les tribunaux doivent (2) s’en remettre à l’interprétation des agences fédérales (comme l’EPA) si les actions de ces dernières sont raisonnables et fondées sur des preuves irréfutables [1].
Ce processus a depuis été appliqué dans des milliers d’affaires concernant des réglementations gouvernementales affectant les entreprises, les écoles et la population en général. Ainsi, via la doctrine Chevron, les agences fédérales avaient depuis 40 ans une marge de manœuvre considérable dans l’interprétation des lois adoptées par le Congrès. Concrètement, les tribunaux s’en remettaient à l’expertise scientifique et technique des agences fédérales chaque fois qu’il y avait ambiguïté dans les lois, les autorisant à édicter des règles et des règlements, notamment sur des questions environnementales. Depuis 1984, près de 17 000 décisions de ce type avaient ainsi été rendues par les juridictions fédérales [2].
Toutefois, le 27 juin dernier, la décision rendue par la Cour Suprême des États-Unis “Loper Bright v. Secretary of Commerce“ renverse la jurisprudence Chevron au motif que cette dernière entre “en contradiction avec l’Administrative Procedure Act” de 1946, qui fait du pouvoir judiciaire, et non du pouvoir exécutif, l’arbitre final de la quasi-totalité des litiges portant sur des lois fédérales. Cette décision aurait pour objectif d’éviter que le pouvoir exécutif, via les agences fédérales, ne décide à la place du pouvoir législatif ou judiciaire et qu’une stabilité juridique soit garantie, évitant les interprétations différentes en fonction des administrations. Certains parlent d’une réelle préoccupation vis-a-vis de la séparation des pouvoirs, d’autres parlent de “mouvement anti-bureaucratique” [3].
Sans la doctrine Chevron, c’est en tout cas la neutralité scientifique et technique des agences fédérales qui est remise en cause et qui ne s’impose plus au pouvoir judiciaire, ce dernier portant la responsabilité des arbitrages en termes de litiges.
A six voix contre trois, la doctrine Chevron et ses 40 années de jurisprudence sont ainsi renversées, sans pour autant remettre en question les décisions prises jusqu’à aujourd’hui afin d’assurer une stabilité juridique [4]. Désormais, les tribunaux doivent examiner eux-mêmes les preuves scientifiques, augmentant la charge qui pèse sur le pouvoir judiciaire fédéral, sans être dans l’obligation de s’en remettre systématiquement aux agences fédérales. En effet, la décision “Loper” n’empêche pas, dans les faits, les juges de s’appuyer dans leur raisonnement sur l’interprétation, passée ou à venir, des agences fédérales.
De nombreux conservateurs, élus républicains du Congrès, ont salué la décision en précisant qu’elle “corrigeait l’erreur commise pendant des décennies de confier des pouvoirs vagues et étendus à des bureaucrates non élus et non responsables”. Le président de la Cour Suprême, John Roberts, a ajouté que “les agences n’avaient pas de compétence particulière pour résoudre les ambiguïtés des lois mais que c’était aux tribunaux de le faire”.
Pour autant, Emily Hammond, professeur de droit à l’université George Washington, a déclaré que “certaines lois sont volontairement ambiguës afin de pouvoir être mises à jour en fonction des nouvelles découvertes scientifiques” et qu’elle doute que les juges “soient capables de se tenir au courant de la littérature comme le font les scientifiques des agences dans le cadre de leur travail”. Elle précise que cette décision remet en cause la valeur de l’expertise scientifique des agences fédérales: “L’idée que les juges généralistes soient désormais mieux placés que les scientifiques, les ingénieurs et les experts techniques des agences fédérales pour prendre ce type de décisions bouleverse des décennies d’attentes concernant les compétences relatives de ces dernières par rapport aux juges.”
Cette décision de la cour suprême change ainsi l’équilibre des pouvoirs en matière d’élaboration des politiques, qui se déplace désormais vers le pouvoir judiciaire.
Selon Theresa Harris, directrice du Center for Scientific Responsibility and Justice de l’American Association for the Advancement of Science (AAAS), cela remodèle la façon dont les trois branches utilisent les données scientifiques et techniques dans l’élaboration des politiques:
- pour le pouvoir législatif, c’est-à-dire le Congrès, cela signifie que les lois devront être beaucoup plus spécifiques et précises, évitant le plus possible les interprétations ;
- pour le pouvoir exécutif, via certaines agences fédérales comme l’EPA par exemple, cela signifie une perte de pouvoir qu’il avait en contournant la paralysie du Congrès par l’utilisation de la doctrine Chevron [5] ;
- pour le pouvoir judiciaire, cela signifie que des litiges (venant d’entreprises privées sur des sujets tels que les normes environnementales par exemple) finiront devant les tribunaux et que ces derniers devront être prêts à examiner les informations et les preuves scientifiques et techniques que le pouvoir exécutif a utilisées dans ces décisions [6].
Mme Harris ajoute qu’il “existe des domaines scientifiques émergents [exemple de l’intelligence artificielle et de certains dispositifs médicaux] qui évoluent tout simplement plus rapidement que la législation, et lorsque cela se produit les tribunaux sont en première ligne”.
Dorénavant c’est “l’expertise scientifique et technique” du pouvoir judiciaire qui sera appliquée, sachant que ce dernier n’est pas prêt et doit être formé.
Les groupes qui ont demandé à conserver la doctrine Chevron, déposant un mémoire d’amici curiae [7], craignent que les tribunaux du pays ne soient pas équipés pour assumer cette tâche. La juge Elena Kagan a elle-même affirmé que les juges n’étaient pas équipés pour répondre aux questions techniques. Le système judiciaire semble ainsi manquer pour le moment de ressources pour traiter les affaires qui dépendent fortement de preuves scientifiques objectives et d’expertises à tous les niveaux fédéraux. Or, ce besoin de ressources ne fera que croître avec des concepts scientifiques et technologiques de plus en plus complexes.
C’est pourquoi, les centres de formation judiciaire se penchent sur le soutien scientifique supplémentaire dont les employés judiciaires pourraient avoir besoin lorsqu’ils traitent d’affaires techniques.
Actuellement, la principale source de matériel pédagogique pour les tribunaux fédéraux américains est le Federal Judicial Center, qui effectue des recherches sur des sujets à la demande et crée du matériel de formation, de la même manière que le Congressional Research Service apporte son soutien au Congrès. La principale ressource scientifique du centre est le Reference Manual on Scientific Evidence, publié en collaboration avec les National Academies, que Mme Harris décrit comme « l’étalon-or » des ressources scientifiques judiciaires [8].
De son côté, avec plus d’un siècle d’expertise à l’intersection de la science et du droit, AAAS pourrait également être une source indépendante capable de répondre aux défis auxquels les tribunaux seront confrontés. C’est du moins ce qu’affirme le Directeur Général de AAAS, Sudip Parikh: “Nous nous engageons à former les scientifiques aux cadres juridiques et à communiquer efficacement la science aux juges ; à faire participer les juges à la méthode scientifique et à comprendre quand les preuves sont fiables ; et enfin à collaborer avec la communauté juridique pour formuler des recommandations sur les questions émergentes” [9].
En effet, le Center for Scientific Responsibility and Justice de AAAS donnait déjà des formations scientifiques aux juges, abordant des sujets comme les neurosciences, et prévoit d’intensifier ses activités en augmentant le nombre d’offres et de sujets afin de fournir l’expertise scientifique nécessaire au pouvoir judiciaire (abordant des notions comme l’intelligence artificielle ou la “science climatique”). Il prévoit également d’élargir les possibilités pour les scientifiques d’en apprendre davantage sur la communication scientifique au sein des tribunaux.
Reshmina William, une ancienne boursière de AAAS chargée de la politique scientifique et technologique, invite les associations professionnelles de magistrats à discuter avec les associations scientifiques et pense qu’il s’agit d’une question de “réforme globale des programmes d’études” avec des formations juridiques plus exigeantes en matière de mathématiques et de sciences.
Quoiqu’il en soit, pour le moment, les différents centres possibles de formation des employés judiciaires resteront attentifs aux besoins du pouvoir judiciaire au fur et à mesure que les affaires se dérouleront devant les tribunaux.
Rédactrice :
Juliette Falewée, chargée de mission auprès de la conseillère scientifique, Ambassade de France à Washington D.C. [email protected]
Références :
[3] Chevron, Fishing Boats, and the FDA | Science (science.org), 1er juillet 2024
[7] Loper Amici Brief No. 22-451 I Supreme Court (supremecourt.gov), 22 septembre 2023
[8] After Chevron, Interest Grows in Science Education for Judges – AIP.ORG