Adopter l’IA frugale : 3 – la réglementation et les défis

Ce troisième article de notre série s’intéresse aux solutions apportées par l’IA frugale pour juguler les problématiques soulevées par l’essor rapide de l’intelligence artificielle (IA), à savoir, par exemple, un impact environnemental majeur, des coûts élevés, des disparités en termes d’accessibilité ou encore la présence de biais. Plus précisément, nous nous intéressons ici à la manière dont les mesures incitatives en faveur de l’innovation, ainsi que la mise en place de réglementations à l’échelle nationale ou internationale, pourraient promouvoir l’adoption de l’IA frugale - en particulier aux Etats-Unis où la question est encore peu posée à ce jour. 
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Retrouvez en ligne les premiers articles de cette série définissant le concept d’IA frugale et les motivations en faveur de l’IA frugale

 

Au-delà des motivations, quelles sont les mesures concrètes qui pourraient propulser l’IA frugale au rang de priorité mondiale dans la course à l’adoption de l’IA?  Les avis divergent, selon le lieu et les personnes, concernant la nécessité d’adopter l’IA frugale, l’urgence avec laquelle il faudrait le faire, ainsi que sur la manière de la déployer à grande échelle. Ainsi, une incitation par le biais de la réglementation est une piste sérieuse qui est déjà largement explorée en France, mais beaucoup moins chez nos collègues outre-Atlantique. En effet, ceux-ci sont souvent plus prompts à adhérer à des communautés de pensée et à des bonnes pratiques technologiques et commerciales, dictées le plus souvent par les géants industriels et les nouveaux acteurs très innovants (à l’image d’OpenAI). Une telle réglementation doit exploiter les diverses contraintes auxquelles font face les acteurs de l’IA afin d’inciter davantage à l’utilisation de l’IA frugale. L’objectif à long terme serait de voir l’IA frugale s’imposer progressivement et naturellement comme la norme en matière d’IA, car elle répond à des besoins des entreprises, mais aussi de leurs soutiens (états, clients, utilisateurs, employés et investisseurs).

1. S’appuyer sur la réglementation et sur des mesures incitatives pour promouvoir l’IA frugale 

 

Quelle est la répartition des rôles aujourd’hui entre entreprises et Etats pour construire la réglementation de l’IA? 

D’un côté de l’Atlantique, les géants de la tech. L’investissement des différents acteurs de l’IA varie d’un pays à l’autre. Outre-Atlantique, les grands groupes sont à l’origine de la plupart des initiatives et les géants de la tech s’imposent comme parties prenantes des réglementations étatiques. Par exemple, Sam Altman, PDG de OpenAI, a rapidement et de manière systématique rencontré des décideurs du monde entier dans le but d’encourager et d’influencer l’élaboration de réglementations sur l’IA [1]. Pour autant, ces entreprises doivent encore faire la démonstration de leur bonne volonté dans l’application des réglementations internationales et l’administration Biden y veille en mettant en place des déclarations volontaires pour un certain nombre d’entre elles (15 à ce jour : Amazon, Anthropic, Google, Inflection, Meta, Microsoft, OpenAI, Adobe, Cohere, IBM, Nvidia, Palantir, Salesforce, Scale AI et Stability). [2,3]

De l’autre, les législateurs. A l’opposé, en Europe les initiatives proviennent de prime abord des législateurs. L’Europe investit beaucoup d’efforts pour imposer les règles du sol européen aux géants de la tech. Il n’en reste pas moins que ce secteur demeure difficile à réglementer : les amendes record contractées par Meta en 2022 [4] et 2023 [5] pour des manquements à la protection des données et à la transparence illustrent bien la limite de l’efficacité et du pouvoir dissuasif de ces mesures.

Par nature, l’Europe a un rôle particulièrement moteur dans la réglementation en matière de frugalité, puisqu’elle cherche souvent à être économe en ressources, qu’elles soient financières ou environnementales, par opposition à  d’autres pays comme les Etats-Unis qui ne placent pas encore ce sujet au rang de priorité.

Enfin, au-delà de l’Europe et des Etats-Unis, on observe globalement que les organisations non gouvernementales ont un rôle de militantisme et de sensibilisation, tandis que les experts et chercheurs ont un rôle consultatif. Il est par exemple important de comprendre qu’il existe une tension permanente entre le souhait de réglementer les pratiques et le souhait de ne pas freiner l’innovation : c’est cet équilibre auquel doivent aujourd’hui veiller les développeurs et régulateurs de l’IA. Cependant dans le cas de l’IA frugale, on se trouve dans une situation inédite où ces efforts réglementaires et technologiques s’alignent : les réglementations permettraient d’avoir des obligations ou des aides visant la réduction de notre impact environnemental, ce qui favoriserait in fine le développement de l’IA frugale.

Quel intérêt les Etats et organisations internationales trouvent-ils dans la mise en place de textes encadrant le développement d’une IA frugale et plus responsable ?

Devenir leader en IA frugale. Une nation qui deviendrait pionnière en matière d’IA frugale enverrait un message fort au reste du monde. Or en étendant l’accessibilité à l’IA, la frugalité est également un moyen de diversifier le paysage mondial et de favoriser l’innovation en IA sur tous les territoires.

La France a saisi cette opportunité en mettant en place en 2019 le plan France 2030, qui investit massivement dans l’IA et accorde une importance particulière à l’IA frugale à travers l’appel à projets « démonstrateurs d’IA frugale dans les territoires pour la transition écologique », doté de 40 millions d’euros sur cinq ans [6].

En revanche, l’UE se montre jusqu’à aujourd’hui beaucoup moins entreprenante en matière de frugalité. En effet, force est de constater que l’impact environnemental de l’IA n’est que succinctement évoqué dans l’IA Act, texte européen pour la réglementation de l’IA [7].

Enfin, la question de la frugalité de l’IA reste l’adage d’un nombre restreint d’experts en Silicon Valley, où la dimension sociétale et environnementale de l’IA est prise très au sérieux, mais se traduit plutôt à travers des actions ponctuelles à l’échelle d’universités ou d’entreprises. Il n’est pas exclu cependant que l’ensemble de ces actions trouvent rapidement une cohérence globale, en particulier du fait de la démultiplication des applications de l’IA, y compris dans le domaine environnemental.

Atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Les Etats ont des stratégies nationales fixant des objectifs à atteindre notamment en matière d’émission de CO2. Rendre l’IA plus frugale constitue un pas vers leur réalisation. En effet, conformément aux Accords de Paris établis lors de la COP21, il convient de réduire les émissions de CO2 de 45 % d’ici  2030 et d’atteindre l’objectif de zéro émission carbone nette d’ici 2050 [8]. Notons que les Etats-Unis sont revenus dans l’Accord de Paris en 2021.

Vers plus d’indépendance géopolitique. Enfin, l’adoption d’une IA plus verte est une décision stratégique car elle permet d’être moins dépendant des pays fournisseurs d’énergies fossiles. Cela représente un intérêt particulier pour la France dont la part des importations d’énergie représente 44,2% [9], et un intérêt moindre – à ce jour – pour d’autres pays exportateurs d’énergies comme les Etats Unis .

La frugalité permettrait également de réduire la dépendance vis-à-vis des grosses entreprises fabricantes de GPU et des aléas de ce marché. En effet, la question de l’accès aux semi-conducteurs présente un réel enjeu politique. A l’heure actuelle, les plus grands fabricants mondiaux sont Samsung, en Corée, qui produit 28 % du marché mondial, et Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), à Taïwan, qui alimente 22 % des besoins mondiaux [10]. C’est en partie pour cette raison que Taiwan est soumise aux tensions politiques entre la Chine et les Etats Unis, une guerre commerciale qui a impacté les chaînes d’approvisionnement de Taiwan et entraîné une augmentation des coûts ainsi qu’une pénurie durable de composants [11]. Afin de répondre à ce risque géopolitique, l’Europe a entrepris depuis plusieurs années maintenant une opération de réimplantation de moyens de production sur son territoire, le plus souvent en se rapprochant de son allié américain, à l’image des implantations d’Intel en Allemagne et de Global Foundries en France. Cet effort est encadré et soutenu par le EU Chips Act, entré en vigueur le 30 septembre 2023 et garant d’investissements à hauteur de 12 milliards d’euros.

Quelles sont les mesures mises en place aujourd’hui par les Etats et institutions afin d’encourager la frugalité en IA, et comment aller plus loin?

Investir à long terme et massivement pour l’IA frugale. Pour se donner les moyens d’atteindre la frugalité, il est important d’investir afin de favoriser son développement. La France, par exemple, a fait deux choix forts en ce sens : (i) investir dans les capacités de calcul de la recherche publique, avec le supercalculateur Jean Zay [12] et (ii) investir massivement dans les technologies ‘’vertes’’ par le biais de la loi “industries vertes”, adoptée en juin 2023 [13], ayant pour objectif de créer de nouvelles industries vertes et de décarboner les industries existantes.

En matière d’investissement, si l’Europe reste modeste sur le marché du capital-risque, c’est en revanche la stratégie adoptée par la Silicon Valley, qui regroupe 2/3 des sociétés de capital-risque américaines. La vitalité de l’innovation technologique dans cette région montre qu’il s’agit d’un levier puissant (mais également fluctuant). Il est difficile d’ignorer que dans le domaine du capital-risque, la France accuse depuis toujours un retard important par rapport aux géants que sont les Etats-Unis, la Chine ou même le Royaume-Uni, leader sur le continent européen. En 2020, les investissements capital-risque se sont élevés à 6,5 Md$ en France contre 156 Md$ aux Etats-Unis [14]. Face à ce retard, la France fait des efforts pour s’affirmer dans le domaine, qui restent cependant à intensifier.

Promouvoir l’innovation technologique. Une autre mesure consiste à intégrer la notion d’IA frugale aux futures politiques d’innovation. Par exemple, de plus en plus de pays, comme les Etats-Unis, la Chine, le Japon, ou encore le Brésil, adoptent des procédures accélérées pour la délivrance de brevets lorsqu’il s’agit de brevets “verts” [15]. Cette procédure pourrait s’appliquer dans le cas d’IA frugales.

L’innovation pourrait aussi être nourrie par le lancement d’un concours de grande envergure visant le développement d’une technique d’IA frugale à l’image du $1 million Little box challenge. Cette compétition lancée en 2014 par Google et l’IEEE Power Electronics Society avait pour objectif de réduire d’un facteur dix la taille des onduleurs utilisés pour l’électronique de puissance. Près de 2000 équipes venant du monde entier ont participé au concours [16]. Cet événement a donné un véritable coup d’accélérateur à la recherche en électronique de puissance. Un tel concours sur le sujet de l’IA frugale et organisé par une grande entreprise, une grande institution ou organe de financement à l’image de l’EIT (European Institute of Innovation & Technology) ou l’ANR (Agence nationale de la recherche), pourrait avoir un impact similaire et serait susceptible de déclencher une vague d’intérêt pour la recherche en frugalité des technologies du numérique. Rien à ce jour ne permet d’affirmer qu’une telle initiative verra le jour en Silicon Valley à courte échéance.

2. Les défis restant à relever pour les développeurs d’IA et de technologies, en vue de l’adoption de l’IA frugale 

En conclusion et afin d’ouvrir de nouvelles perspectives, il est important de considérer les défis restant à relever pour poursuivre le développement de l’IA frugale, à la fois pour les entreprises, les développeurs ou encore les gouvernements.

Définir, diffuser et former. Pour que l‘IA frugale devienne la norme, la communauté scientifique doit avant tout s’entendre sur une définition précise et partagée. Une mission qui devrait revenir aux grands centres de recherches et organes de financement, à l’image du CNRS et de l’ANR en France, et de la NSF et des NIH aux Etats-Unis. A l’échelle mondiale, des accords entre ces organes nationaux existent déjà et sont à encourager dans cet objectif.

La diffusion de l’information est également un point critique. Si les organismes d’enseignement ont un rôle crucial à jouer sur ce point, la sensibilisation des communautés de chercheurs “sur le terrain” est également de la responsabilité des réseaux scientifiques locaux, à l’image du réseau diplomatique scientifique par exemple. De plus, la frugalité n’étant pas l’adage de l’IA mais de l’ensemble des technologies du numérique, une ouverture à tous les domaines de la science et de la technologie peut jouer un rôle précieux dans l’atteinte de cet objectif.

Saisir l’opportunité d’une approche systémique et concertée de l’IA. Le développement de l’IA frugale promet de modifier le paysage de plusieurs marchés dont celui de l’IA, des composants ou des datacenter. Si ces changements étaient adoptés à grande échelle, les fournisseurs de GPU ou de datacenter pourraient voir leurs intérêts affectés et leurs parts de marché diminuer. Mais il s’agit avant tout pour eux d’une nouvelle opportunité de développement technologique, par exemple en faveur de l’efficacité et de l’interopérabilité de leurs produits.

A titre d’exemple, des géants comme NVIDIA ont investi massivement pendant des années afin de s’imposer comme leader en matière de hardware pour l‘IA et la gestion du big data. L’entreprise et ses GPU prospèrent du fait de son implantation solide face à des solutions concurrentes plus efficaces mais ne disposant pas de moyens suffisants pour soutenir un déploiement à grande échelle. Pour ces géants, la piste d’une stratégie d’investissement dans des startups innovantes en matière de frugalité semble une voie possible afin d’accompagner cette transition. Elle implique une capacité à diversifier ses activités afin de couvrir tous les champs technologiques contribuant à la frugalité du numérique : une approche systémique et multidisciplinaire pour laquelle la France et l’Europe ont démontré par le passé une certaine appétence.

Aligner les phases de développements logiciels et matériels. L’autre facteur important qui ralentit le déploiement de ces solutions alternatives plus frugales réside dans les décalages temporels qui existent entre les développements hardware et software. Comme nous l’apprend Jack Guedj, PDG de Numem, ce problème n’est pas récent : hardware et software se sont toujours développés de manière asynchrone et suivant une logique d’alternance. Un prérequis au développement de solutions logicielles d’application d’IA est l’anticipation de cette alternance, afin d’éviter que hardware et software se tournent vers des approches, certes frugales, mais incompatibles à terme. Très concrètement, les développements software (ou plus précisément middleware, à l’interface entre le matériel et le logiciel) constituent aujourd’hui un frein à la pénétration sur le marché de technologies frugales prometteuses, à l’image des mémoires non volatiles ou des puces neuromorphiques [17].

Cependant, le développement de middleware a connu récemment – comme de nombreux domaines – de très grandes avancées liées à l’utilisation de l’IA générative (par la génération et le test accélérés de code, dans ce cas précis). L’utilisation de plateformes et librairies partagées, à l’image de Hugging Face, pourrait également faciliter l’accès aux nouveaux développements software et accélérer la recherche, réduisant ce décalage temporel problématique.

Ce dernier aspect de l’IA frugale, lié aux avancées des développements technologiques et des outils, sera l’objet du dernier article de cette série, à paraître le mois prochain.

L’équipe scientifique du consulat de San Francisco remercie chaleureusement les nombreux experts qui ont bien voulu participer à notre étude de terrain et dont les propos sont retranscrits dans cet article. 

 

Sources :

  1. OpenAI’s Sam Altman Makes Global Call For AI Regulation – And Includes China | Forbes 
  2. FACT SHEET: Biden-Harris Administration Secures Voluntary Commitments from Leading Artificial Intelligence Companies to Manage the Risks Posed by AI | The White House
  3. FACT SHEET: Biden-Harris Administration Secures Voluntary Commitments from Eight Additional Artificial Intelligence Companies to Manage the Risks Posed by AI | The White House
  4. L’UE inflige une amende de 265 millions d’euros à Meta pour ne pas avoir assez protégé les données de ses utilisateurs | Le Monde
  5. Données personnelles : Meta sommé de changer ses pratiques en Europe  | Le Monde
  6. Appel à projets Démonstrateurs d’IA pour les transitions écologique et énergétique (ecologie.gouv)
  7. Artificial intelligence act (https://www.europarl.europa.eu/)
  8. Pour un climat vivable : les engagements en faveur du zéro émission nette doivent être étayés par des mesures crédibles |  Nations Unies
  9. La dépendance énergétique dans l’Union européenne | toute l’europe
  10. Industrie : la bataille mondiale des puces électroniques  |  La Croix
  11. Guerre du computing : de la pénurie de composants à la guerre hybride | Hors normes
  12. La stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (economie.gouv.fr)
  13. Projet de loi industrie verte : découvrir les 15 mesures (economie.gouv.fr)
  14. Levées de fonds et licornes : où en est la France ? (economie.gouv.fr)
  15. Comment booster l’examen de ma demande de brevet vert ? (plass.com)
  16. And the winner of the $1 Million Little Box Challenge is… | Google Research
  17. Intel dévoile Loihi 2, sa nouvelle puce neuromorphique | L’usine Digitale


Rédactrices :


Louise Francillon, stagiaire au Service Science et Technologie, Consulat Général de France à San Francisco, [email protected]
Valentine Asseman, chargée de mission pour la Science et la Technologie, Consulat Général de France à San Francisco, [email protected]
Emmanuelle Pauliac-Vaujour, attachée pour la Science et la technologie, Consulat Général de France à San Francisco, [email protected]

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