En réunissant des chercheurs, médecins, et scientifiques fortement impliqués dans le domaine de la re-programmation cellulaire dans son château de Los Altos Hills, dans la baie de San Francisco (Californie) en octobre 2020, le milliardaire russe Yuri Milner a, durant deux jours, suscité des échanges sur l’usage potentiel des biotechnologies pour remonter “l’horloge biologique” (concept développé par Steve Horvath, professeur à UCLA, pour mesurer l’âge uniquement grâce à l’information génétique). Dans une démarche philanthropique, ce physicien, entrepreneur et investisseur, a fait naître Altos Labs : la collaboration de grands experts scientifiques sur le sujet, débauchant des chercheurs très reconnus dont plusieurs prix Nobel pour des salaires sans équivalents.
Avec 3 milliards de dollars de fonds, en partie financés par Jeff Bezos (l’homme le plus riche du monde selon Forbes), Altos Labs est basé en Californie dans la baie de San Francisco et à San Diego (Californie), et aux Royaume-Uni à Cambridge. Il bénéficie par ailleurs d’une étroite collaboration avec le Japon.
L’enjeu est double : si les chercheurs académiques y voient l’opportunité de poursuivre des recherches de biologie avec plus de moyens et plus d’interactions interdisciplinaires, cette catalyse collaborative profite également aux industries partenaires qui peuvent appliquer in extremis les découvertes fondamentales à l’innovation médicinale. Rick Klausner, directeur associé d’Altos aux côtés d’Hans Bishop et d’Hal Barron, et déjà à la tête de nombreuses entreprises pharmaceutiques, envisage de participer à un projet de grande ampleur qui vise à bâtir les fondements de la «médecine de demain». Hans Bishop, siégeant lui aussi déjà à la tête d’entreprises des biothérapies, confirme l’avantage stratégique de ce regroupement des élites qu’il estime à même de leur permettre d’exploiter au mieux leurs compétences, grâce à des interactions éclairées et des moyens inégalés. Mais si la structure collaborative d’Altos rend son développement prometteur, c’est également dans sa conception fondamentale qu’Altos compte révolutionner la recherche et la médecine. David Baltimore, lui aussi à la direction du projet et lauréat du prix Nobel de médecine de 1975, estime qu’il attaque le problème du vieillissement et de la maladie à sa racine, en étudiant directement le fonctionnement cellulaire, de facon disruptive.
Frances Arnold, lauréate du prix Nobel de Chimie de 2018 pour ses travaux en bio-ingénierie, a fait part de son enthousiasme pour ces recherches sur la compréhension, le ralentissement et peut-être l’inversion des processus menant à la maladie et/ou à la mort.
D’après Juan Carlos Izpisua Belmonte, pionnier en médecine régénérative et prenant la direction des laboratoires d’Altos à San Diego (Californie), des résultats probants pourraient augmenter l’espérance de vie de ceux qui en bénéficieraient de 50 ans.
Shinya Yamanaka, médecin japonais chercheur sur les cellules souches et la re-programmation des cellules somatiques, lauréat du prix Nobel de médecine de 2012 et déjà directeur de deux instituts de recherche à Tokyo, se place en bénévole.
Cette collaboration scientifique inclut également Wolf Reik, connu pour ses travaux en re-programmation épigénétique de cellules mammifères, et Thore Graepel, spécialisé en science informatique, en intelligence artificielle et en Machine Learning.
La course vers l’élixir de jouvence avait été entamée par Calico, une collaboration de chercheurs soutenue par le cofondateur de Google, Larry Page, en 2013, puis par le groupe pharmaceutique AbbVie. Calico a récemment racheté à l’Université de Californie en décembre 2020 le brevet de l’ISRIB (integrated stress response inhibitor). Ce médicament est encore en phase de développement. Cette molécule pourrait permettre aux patients atteints de maladies neuro-dégénératives de retrouver la mémoire, mais également de soigner des diabètes et des cancers, voire de ralentir le processus de vieillissement. Des essais cliniques doivent encore attester sa non toxicité.
Calico pourrait donc être identifié comme concurrent direct d’Altos Labs à première vue. En réalité, la démarche adoptée par le nouvel entrant lui permet de tuer cette potentielle compétition. Dans un premier temps, Altos Labs a privé la concurrence des ressources humaines les plus influentes en se les appropriant. A titre d’exemple, on peut citer Peter Walker, qui dirige aujourd’hui l’antenne d’Altos à San Francisco et dont les travaux ont été indispensables pour le développement de l’ISRIB. Dans un second temps, il en découle que la concurrence pourrait être d’autant plus affaiblie qu’elle dépendra désormais probablement des avancées d’Altos Labs.
Altos Labs se démarque aussi nettement de Calico par son approche stratégique : là où Calico s’était contenté de regrouper des chercheurs autour d’un projet commun de lutte contre le vieillissement en levant des fonds non négligeables, le nouvel entrant semble aller plus loin en se montrant disruptif dans la démarche scientifique adoptée. Il semblerait que l’ambition d’Altos Labs soit de casser les codes du schéma d’innovation pharmaceutique classique, qui vise à s’attaquer à une conséquence d’une vieillissement cellulaire pour le contrer (comme c’est le cas pour l’ISRIB), en travaillant directement sur le fonctionnement cellulaire. En traitant le problème à sa racine, Altos Labs entend bouleverser le système, ce système dans lequel ont été puisés les scientifiques portant le projet et dans lequel ils ont pris leurs repères et ont brillé. Pourtant, l’expérience a montré que les projets les plus disruptifs viennent souvent de l’extérieur des systèmes établis ; les stratégies d’acquisition de start-ups et d’abandon de recherche en interne des grands groupes privés au cours des dernières années en est la preuve. Et Altos Labs a davantage le profil de nouvelle entreprise que de start-up, au sens économique du terme.
Toutefois, tout ceci ne se vérifiera que si Altos Labs parvient à se prouver aussi révolutionnaire qu’envisagé. L’état actuel de Calico montre bien que les moyens financiers seuls, si tant est qu’ils perdurent, ne suffisent pas : la recherche peut difficilement porter ses fruits sans la collaboration de partenaires académiques. En plus de ces collaborations, Altos Labs aura, comme cela s’est passé pour Calico, probablement besoin de fonds académiques pour se développer, d’autant plus que les financements philanthropiques de Yuri Milner et Jeff Bezos ne sont pas garantis.
Enfin, l’ambition reste de taille d’un point de vue scientifique. Bien que la reprogrammation cellulaire ait déjà été exploitée en laboratoire pour rendre la vue à des souris aveugles, elle pourrait être à l’origine de nombreux effets indésirables potentiels, dont le développement possible de tumeurs. Ainsi, outre les enjeux éthiques soulevés par ces recherches, le recours à des voies de médication génétiques potentiellement cancérogènes se heurtera très probablement aux réglementations médicinales.
Références :
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- Morgan Warners, Kim James. Altos Labs launches with the goal to transform medicine through cellular rejuvenation programming. CISION PR Newswire. Published online on January 19th, 2022.
- Altos Labs : https://altoslabs.com/
- Antonio Regalado. Meet Altos Labs, Silicon Valley’s latest wild bet on living forever. MIT Technology Review. Published online on September 4th, 2021.
- Darcy Jimenez. Calico and AbbVie: Google-backed partnership re-commits to anti-ageing mission. Pharmaceutical Technology. Updated online on December 3rd, 2021.
- Karen Krukowski et al. Small molecule cognitive enhancer reverses age-related memory decline in mice. eLife. Published on December 1st, 2020. DOI: 10.7554/eLife.62048
Rédactrice :
Clara Devouassoux, Attachée adjointe pour la Science et la Technologie à Los Angeles. [email protected]