La Maison-Blanche en ordre de marche pour préserver la recherche contre les ingérences étrangères et protéger la parole scientifique dans la sphère politique

Alors que le projet de loi USICA (U.S. Innovation and Competition Act) visant à renforcer le système de recherche américain contre la menace chinoise stagne à la Chambre des représentants depuis son vote bipartisan au Sénat en juin dernier, la Maison-Blanche vient de publier une série de mesures s'inscrivant dans la même stratégie. Ces nouvelles directives en direction des agences fédérales viennent renforcer l’arsenal déjà déployé par le gouvernement fédéral pour se protéger des ingérences étrangères et préserver la parole scientifique dans la sphère politique tout en réaffirmant l'hégémonie américaine dans le paysage de la recherche scientifique mondiale.
Derrière la Maison-Blanche, le bâtiment Eisenhower, siège de l’OSTP (Office of Science and Technology Policy). © Lea Shanley/WFYI

Le Bureau de la politique scientifique et technologique de la Maison-Blanche (Office of Science and Technology Policy, OSTP) a publié début janvier 2022 deux notes, l’une visant à renforcer la protection de la recherche contre les ingérences étrangères, l’autre consacrée à la préservation de l’intégrité scientifique dans les politiques publiques fédérales.

La Maison-Blanche cherche avant tout à protéger la recherche scientifique contre les risques d’interférence de certaines puissances étrangères. La Chine, la Russie et l’Iran sont nommément cités. Cette stratégie se traduit principalement par l’homogénéisation et le renforcement des obligations de déclaration (disclosure requirements) pour toute recherche financée par des fonds fédéraux. Le rapport montre l’intention de l’administration américaine de demeurer sur cette ligne de crête entre maintien de l’ouverture du système de recherche américain, qui fait sa force, et protection contre les ingérences étrangères. Une note récente de la Commission européenne fait état d’une stratégie similaire dans l’Union.

Un second objectif de l’administration Biden est de protéger la parole scientifique dans les prises de décision politiques au sein de l’appareil fédéral au nom du principe d’intégrité scientifique. L’objectif est de garantir l’élaboration de politiques précises et fondées sur des données scientifiques probantes et de restaurer la confiance du public dans le gouvernement. Citant plusieurs cas d’atteintes à l’intégrité scientifique sous la précédente administration, le rapport recommande entre autres la création d’un conseil de l’intégrité scientifique et la formation des scientifiques pour une meilleure communication des résultats de leurs recherches auprès des autorités politiques et du grand public.

Une politique de protection accrue de la recherche initiée par la précédente administration

Les Etats-Unis mobilisent depuis plusieurs années un arsenal juridique et législatif croissant visant à contrer les ingérences étrangères dans ses milieux universitaires, protéger ses technologies et sa propriété intellectuelle et réaffirmer sa position dominante dans l’industrie de pointe. Les efforts de l’administration américaine pour contenir l’influence de pays étrangers, et notamment la Chine, dans les sphères scientifiques et technologiques sont motivés dans le discours par la nécessité de garantir la sécurité de la recherche et la protection de l’intégrité scientifique au sein de la communauté des chercheurs.

Les principales mesures prises par le gouvernement fédéral en ce sens sont :

  • En novembre 2018, la création de la China Initiative au sein du département de la Justice (DoJ). L’implication fréquente de la Chine dans les cas d’atteinte au secret des affaires et la multiplication des cas de fuite dans les universités américaines ont convaincu les autorités de mettre sur pied cette direction au sein du DoJ chargée de mener l’instruction des dossiers impliquant la Chine et de développer une stratégie à l’encontre des informateurs dits non-conventionnels de la Chine, coupables de faire fuiter les résultats de recherches classifiées et de participer à un transfert de technologie contraire aux intérêts américains. L’administration Biden devrait prochainement revoir le périmètre de la China Initiative, accusée d’avoir créé un climat de méfiance au sein de la communauté scientifique et après l’abandon des charges contre plusieurs scientifiques, faute de preuves.
  • En mai 2019, la création du Joint Committee on the Research Environment (JCORE) au sein du National Science Technology Council (NSTC). Ce comité est notamment chargé de coordonner les travaux inter-agences liés à l’amélioration de la sécurité, de l’intégrité et de la productivité des milieux de la recherche et d’équilibrer l’ouverture du système académique américain avec le renforcement de la sécurité et de la protection de la recherche. Il doit travailler en étroite collaboration avec le Congrès, les Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de la médecine, les entreprises privées, les organisations à but non lucratif, les associations professionnelles et les entreprises, pour sensibiliser tous les acteurs concernés, diffuser de bonnes pratiques pour les institutions de recherche et développer des méthodes d’identification, d’évaluation et de gestion des risques.
  • En janvier 2021, le président Trump a signé dans les derniers jours de son mandat le National Security Presidential Memorandum 33 (NSPM-33), qui demande aux agences fédérales de renforcer la protection de la recherche et du développement financés par le gouvernement contre les risques d’interférence et d’exploitation étrangères. L’OSTP a publié au début du mois de janvier 2022 le guide de mise en œuvre du NSPM-33, détaillé infra.
  • Quelques jours après son investiture, le président Biden signe un mémorandum sur la restauration de la confiance dans le gouvernement par la promotion de l’intégrité scientifique et des politiques publiques fondées sur la preuve scientifique. Un groupe de travail (task force) sur l’intégrité scientifique est créé consécutivement en mai 2021 et chargé de faire des recommandations dans le cadre des propositions du mémorandum. Ces propositions ont été publiées dans le courant du mois de janvier 2022 et sont détaillées infra.
  • Les projets de loi débattus depuis plusieurs mois au Congrès, au premier rang desquels le U.S. Innovation and Competition Act (USICA), voté au Sénat en juin 2021. Sur les 250 milliards de dollars d’investissements pour la recherche scientifique et technologique prévus par le projet USICA, 50 milliards sont destinés à soutenir l’industrie des semi-conducteurs. Le projet de loi prévoit également la création d’une nouvelle direction de la National Science Foundation (NSF), chargée notamment d’évaluer le risque de fuite qui pèse sur les activités de recherche aux Etats-Unis et de mener des programmes de formation pour sensibiliser la communauté scientifique à ce type de risque. La Chine est explicitement visée par ce projet  à travers  une dotation de 1,5 milliard de dollars pour la dotation d’un fonds intitulé “Contrer l’influence chinoise”.
  • Deux projets de loi votés par la Chambre des représentants en juin 2021 : le NSF for the Future Act et le Department of Energy Science for the Future Act. Outre des investissements massifs en direction de la recherche et des nouvelles technologies, ces projets prévoient des mesures visant à contenir les ingérences étrangères. Ainsi, les étudiants bénéficiaires d’une bourse de la NSF ne pourront plus participer à des programmes étrangers de recrutement de talents. Ces deux textes, de même que le projet USICA, sont embourbés dans le circuit parlementaire du Congrès sans qu’aucune date de vote n’ait encore été annoncée.
  • En octobre 2021, le Government Accountability Office (GAO) publie un rapport sur les actions à mener au sein des agences fédérales de la recherche scientifique pour lutter contre les ingérences étrangères. Il s’intéresse particulièrement à cinq grandes institutions fédérales : la NSF, les NIH, le DOE, le DOD et la NASA. Le rapport pointe l’insuffisance des mesures prises par ces agences pour surveiller les conflits d’intérêt non-financiers en leur sein, dont les ingérences étrangères sont une des expressions. De plus, il reproche aux agences en question de faire porter la charge de ce contrôle aux universités dont elles financent les projets, lesquelles manquent de procédures lisibles et uniformisées pour les chercheurs. De ce constat, le rapport émet plusieurs recommandations : harmoniser les exigences relatives aux demandes de subventions ; mieux communiquer sur les risques d’intrusion identifiés ; proposer une formation à l’identification de ces risques ; rendre publique la participation à des programmes étrangers de recrutement de talents ; simplifier les procédures de vérification pour les universités.

La Maison-Blanche publie une série de directives à destination des agences fédérales pour garantir la protection de la recherche financée par des fonds fédéraux

L’OSTP a rendu public le 4 janvier 2022 le guide de mise en œuvre du mémorandum présidentiel pour la sécurité nationale NSPM-33 (cf. supra) publié par l’administration Trump dans sa dernière semaine en fonction, par lequel il était demandé aux agences fédérales scientifiques de renforcer la protection de la recherche financée par des fonds fédéraux contre les risques d’ingérence et d’exploitation par des puissances étrangères clairement nommés dans la note :  . L’administration Biden a choisi de conserver le NSPM-33 de la précédente administration tout en orientant les modalités de sa mise en œuvre dans le rapport publié début janvier, fruit d’une collaboration de plusieurs agences fédérales coordonnée par l’OSTP. 

Ce guide détaille le type d’informations que les chercheurs financés par l’Etat fédéral devront dévoiler, et doit répondre aux inquiétudes exprimées sur le poids administratif des procédures et le risque d’une mise en œuvre inéquitable.

a. Standardisation des procédures de déclaration de conflits d’intérêt (disclosure requirements) à l’échelle fédérale

Cette mesure doit permettre de clarifier les procédures pour les chercheurs et de répondre aux demandes des  agences. Deux principes sont retenus : uniformité des procédures pour toutes les agences et différenciation des exigences selon le type de fonctions exercées par les chercheurs. Les directeurs de recherche et les cadres supérieurs des programmes fédéraux sont soumis aux règles les plus strictes, de même que les chercheurs travaillant au sein de laboratoires fédéraux.

Les informations qui devront être déclarées incluent : l’origine des diplômes, les affiliations actuelles, les autres emplois rémunérés par des organisations américaines ou étrangères, financements en cours, monétaires ou en nature (bureaux, équipement, matériel, déplacements, personnel) pour d’autres projets. La participation à des programmes de recrutement de talents parrainés par des gouvernements étrangers, qui fait l’objet d’une préoccupation particulière de la part des autorités fédérales, sera soumise à une clause de divulgation automatique, quelle que soit la fonction occupée au sein de ce programme.

b. Mise en place d’une plateforme unique de déclaration

Le guide propose aux agences de créer une plateforme unique de déclaration qui intégrerait les identifiants uniques des chercheurs (digital persistent identifier, DPI). Cela doit permettre de réduire la lourdeur administrative de la procédure et de créer un profil unique utilisable par plusieurs agences dans une logique d’interopérabilité.

c. Des sanctions prononcées par les agences fédérales

Les sanctions associées au non-respect des clauses de déclaration incluent des sanctions pénales et civiles ainsi que des procédures administratives telles que le rejet d’une demande de subvention, le retrait d’une subvention, l’interdiction pour le personnel ou pour une organisation entière de recevoir un financement futur ou encore le licenciement (dans le cas d’un emploi fédéral). Les inspecteurs généraux des agences seront chargés d’enquêter sur les infractions et devront le cas échéant référer au département de la Justice. Les facteurs qui devront entrer en compte dans la décision sont le préjudice réel ou potentiel causé par l’infraction, le caractère isolé ou non de l’incident et l’attitude coopérative ou non du chercheur dans la correction de ses erreurs. Ces principes ne sont que des recommandations et l’OSTP indique vouloir préserver au maximum l’indépendance des agences dans la détermination des modalités de sanction. Le guide prévoit également le partage d’informations entre agences, pour les cas d’infractions avérées ou potentielles. Ce partage devra être strictement encadré pour respecter la confidentialité des données.

d. Création d’une direction “sécurité de la recherche” dans toutes les structures financées par des fonds fédéraux

Le NSPM-33 prévoit que toute organisation de recherche ayant reçu plus de 50 M$ dans les deux dernières années en financement fédéral pour la recherche doit mettre en œuvre un programme de protection de la recherche incluant les quatre éléments suivants : cybersécurité, contrôle des déplacements à l’étranger (autorisations de déplacement, inscription au dossier, briefings de sécurité, formations de sécurité numérique), formation à la protection de la recherche (identification des risques sécuritaires et réaction) et formation au contrôle des exportations, le cas échéant (processus d’examen des sponsors étrangers et respect des exigences fédérales en matière d’exportations). 

Des mesures complémentaires pour protéger la parole scientifique dans la sphère politique nationale et remettre la science au cœur des politiques publiques

La task force inter-agences SI-FTAC (pour Scientific Integrity Fast-Track Action Committee) de la Maison-Blanche a été mise sur pied par l’administration Biden à la suite du mémorandum publié par le président (cf. supra) avec pour objectif de proposer des recommandations visant à une meilleure intégration de la science dans la sphère politique et dans l’élaboration des politiques publiques. 

L’OSTP a pris acte des atteintes portées par le président Trump et son administration lors d’interventions publiques qui avaient fait date pour ce qu’elles remettaient en cause la parole scientifique. La base de données The Silencing Science Tracker, hébergée par l’université de Columbia, a identifié environ 500 décisions prises par le gouvernement fédéral sous l’administration Trump qui contredisaient des faits scientifiques.

Sans définir clairement le concept d’intégrité scientifique, de manière à laisser la plus grande marge de manœuvre possible aux agences fédérales chargées de sa mise en œuvre, le rapport de l’OSTP constate que les violations de l’intégrité scientifique peuvent miner considérablement le processus décisionnel fédéral et la confiance du public dans la science, bien qu’elles demeurent proportionnellement faibles au sein du gouvernement fédéral. Les politiques fédérales existantes en matière d’intégrité scientifique doivent donc être renforcées pour mieux dissuader toute influence inappropriée dans la conduite, la gestion, la communication et l’utilisation de la science. Pour garantir l’intégrité scientifique, il faut donc élargir le champ d’application des politiques d’intégrité scientifique, notamment via une plus grande transparence des processus de recherche et des résultats, des lignes directrices claires pour les données et les informations que les agences publient et des politiques qui favorisent l’égalité des chances pour l’accès aux métiers de la science.

S’appuyant sur les recommandations émises sous l’administration Obama, la task force de l’OSTP fait les propositions suivantes :

  • Une approche globale et inter-agences pour plus de transparence. Tous les organismes fédéraux – et pas seulement ceux qui financent et mènent des recherches scientifiques – devront élaborer, mettre en œuvre et actualiser périodiquement des politiques d’intégrité scientifique. A titre d’exemple, les départements de la Justice et du Transport devraient être associés, respectivement pour leurs politiques d’incarcération et d’aménagement urbain, qui toutes deux mobilisent des concepts scientifiques. Les politiques d’intégrité scientifique devront s’appliquer à tous ceux qui, dans les agences fédérales, gèrent, communiquent ou utilisent la science, et pas seulement aux scientifiques et ingénieurs qui mènent des recherches ;
  • Une science moderne, inclusive et participative. Les politiques d’intégrité scientifique devront être modernisées pour répondre à des problématiques actuelles de diversité, d’équité, d’inclusion et d’accessibilité et s’appliquer aux nouvelles modalités de la science, telles que la science citoyenne et la recherche communautaire, i.e. une recherche guidée par les besoins et les intérêts d’une communauté. Cette approche est l’une des priorités annoncées de l’administration Biden-Harris pour la science et revient régulièrement dans les déclarations de l’OSTP  ;
  • Une meilleure communication de la science auprès des non-scientifiques. Les scientifiques des agences devraient bénéficier d’une formation généralisée afin de pouvoir communiquer efficacement les résultats scientifiques aux non-scientifiques de leurs agences et au grand public.

Pour mettre en œuvre ces mesures, la task force de l’OSTP propose la création d’un conseil de l’intégrité scientifique à l’échelle fédérale, dont les membres seraient issus de toutes les agences fédérales ayant recours à la science de près ou de loin. Ce conseil serait apte à sanctionner les infractions de hauts fonctionnaires au sein des agences, qui bénéficiaient jusqu’à présent d’une relative impunité. Les sanctions encourues restent à préciser.

Rédacteur : Julian Muller, Attaché adjoint pour la Science et la Technologie, Washington – [email protected]

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