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À partir de 1984, plusieurs décrets ont été promulgués aux États-Unis afin de simplifier la réglementation et permettre à des entités privées d’investir dans le secteur spatial. Des lois ont ainsi été régulièrement proposées, principalement par les administrations républicaines, notamment celles de Ronald Reagan, de Georges Bush ou encore de Georges W. Bush. Au début des années 2000, des entrepreneurs privés ont commencé à s’intéresser aux marchés du secteur spatial pour proposer des lanceurs, satellites et stations-sol capables de concurrencer les fournisseurs historiques gouvernementaux. Parmi eux, Elon Musk : il fonde Space Exploration Technologies Corp. (SpaceX) en 2002 avec 3 objectifs : réduire d’un facteur 10 le coût de l’accès à l’Espace, développer une famille de lanceurs réutilisables et établir une base habitée permanente sur Mars. 20 ans après, où en est-il ?
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Falcon 9 et Falcon Heavy : deux lanceurs commerciaux
Note préliminaire : voir note analysant les activités de lancements de SpaceX et ses capacités de réutilisation en 2021
SpaceX a historiquement centré ses activités dans le développement et la production industrielle « à la chaîne » de lanceurs réutilisables. Aujourd’hui, l’entreprise propose 2 versions de lanceurs commerciaux :
- Le Falcon 9 (un propulseur de premier étage unique), qui a passé la barre des 130 lancements réussis en 2021. Au 1er janvier 2022, il totalise ainsi 132 succès sur 135 lancements depuis 2010, avec 101 récupérations réussies du propulseur de premier étage sur 116 tentatives.
- Le Falcon Heavy (un propulseur de premier étage et deux propulseurs d’appoint, tous identiques), qui totalise 3 succès en 3 lancements entre 2018 et 2019, avec 6 propulseurs récupérés sur 9 tentatives. Aucun lancement du Falcon Heavy n’a été effectué en 2020 et 2021.
À ce jour, les capacités de réutilisation de SpaceX ont permis d’utiliser jusqu’à 11 fois un même propulseur et l’entreprise espère désormais franchir le seuil des 100 utilisations.
En 2021, SpaceX a effectué plus de 20% des lancements mondiaux, soit 31 tirs sur 146. Si la société d’Elon Musk était un pays, elle se placerait en deuxième position, derrière la Chine (56 lancements, soit 38% du total mondial). Pour l’année 2021, SpaceX a accentué ses cadences de lancement et ses capacités de réutilisation avec plus 90% des lancements effectués avec un premier étage déjà utilisé, soit seulement deux premiers étages neufs produits pour assurer les 31 lancements. Enfin, SpaceX a passé la barre des 10 utilisations d’un premier étage à 3 reprises (dont 11 utilisations en décembre), tout en réduisant le délai minimal entre deux utilisations à 27 jours (réalisé à deux reprises). L’entreprise travaille également à la récupération des coiffes des Falcon 9 (la récupération du deuxième étage étant étudiée pour le Starship uniquement). Après une première récupération réussie en mars 2017 par amerrissage, la société a intensifié ses activités de récupération de demi-coiffe depuis 2020 mais également de réutilisation. En 2021, près de 70% des lancements ont été réalisés avec une coiffe déjà utilisée avec un maximum de 5 utilisations et un délai minimal de 41 jours entre deux utilisations. SpaceX a réussi la récupération intacte de 18 coiffes en 2021 (sur 25 vols avec coiffe) en privilégiant la récupération en mer au filet.
A noter que cette augmentation des activités de lancement est en majorité portée par le déploiement de sa constellation Starlink qui représente près de la moitié des lancements réalisés en 2021 (soit 15 sur 31) et lui permet de pousser les limites de réutilisation de son lanceur. Le premier client de SpaceX reste ensuite la NASA pour laquelle l’entreprise a réalisé 7 lancements en 2021 notamment à destination de la Station spatiale internationale (ISS). Avec SpaceX, les États-Unis ont retrouvé leur position de leader sur le marché des lancements commerciaux : à la traîne en 2012, ils ont capté 70% de ce marché en 2020.
Dans une optique constante de capter la plus grande part disponible du marché des lancements, SpaceX a dévoilé le SmallSat Rideshare Program en août 2019. Ce programme a pour objectif de proposer des offres de lancements groupés de petits satellites (1 M$ pour 200 kg). Ce service a rencontré un vif succès auprès de constructeurs de satellites américains mais également européens. SpaceX a ainsi réussi deux missions rideshare en 2021 (Transporter-1 en janvier avec 143 satellites et Transporter-2 en juin avec 88 satellites) et en prévoit une troisième début 2022.
Par ailleurs en 2020, SpaceX a remporté avec ses deux versions de Falcon en activité un contrat du Département de la Défense dans le cadre du programme National Security Space Launch (NSSL) aux côtés d’ULA. Les deux sociétés vont ainsi se partager tous les lancements des missions spatiales de sécurité nationale du Pentagone prévus entre 2022 et 2027. SpaceX devrait assurer 40% de lancements, soit une quinzaine de missions, pour un contrat d’environ 2,5 Md$. La confiance engrangée auprès du Pentagone pourrait permettre à SpaceX de remporter des contrats au-delà du domaine spatial : l’U.S. Air Force a estimé que les techniques de production de son nouvel avion de combat du programme Next Generation Air Dominance ne sont maîtrisées que par le secteur commercial, et a sollicité SpaceX pour des études au sein de ce projet.
La famille Falcon de SpaceX a en outre été sélectionnée pour les missions du programme Artemis. La NASA lui a attribué un contrat de près de 332 M$ pour le lancement du Lunar Gateway « réduit » (modules de propulsion et d’habitation) avec le Falcon Heavy. SpaceX a également été choisie par des entreprises privées associées au programme Commercial Lunar Payload Services (CLPS) de la NASA : Astrobotic pour un lancement en Falcon Heavy et Intuitive Machines, Firefly Aerospace et Masten Space Systems en Falcon 9. Par ailleurs, la société travaille également sur la conception des combinaisons d’astronautes des missions Artemis à la suite d’un appel d’offres de la NASA qui devrait attribuer un contrat mi-2022.
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SpaceX Starship : Moon-to-Mars
SpaceX développe depuis 2012 le SpaceX Starship composé du premier étage Super Heavy et du second étage Starship, tous deux réutilisables. Ce lanceur entièrement réutilisable mesurera 120 m de haut. Propulsé par 29 (puis 33) moteurs Raptor sur le Super Heavy et 6 sur le Starship, il serait ainsi capable d’emporter 100 tonnes de fret/satellites en orbite basse terrestre.
Le 5 mai 2021, le SN15 (prototype du second étage), doté de 3 moteurs Raptor, a réussi un vol complet jusqu’à une altitude de 10 km après plusieurs essais infructueux les mois précédents. Malgré des contraintes internes et l’attente de l’obtention des autorisations de la FAA pour des lancements orbitaux depuis la base de Boca Chica (les conclusions de l’étude environnementale, indispensables à l’obtention d’une licence, ayant été reportées à fin février 2022), Elon Musk espère un premier vol orbital en 2022 et des capacités opérationnelles en 2023. La production des moteurs Raptor reste un sujet de préoccupation majeure pour son fondateur. SpaceX développe ainsi une nouvelle usine au Texas dédiée à la production de 2 à 4 moteurs par jour. Avec pour ambition de réaliser un lancement toutes les deux semaines, SpaceX souhaite s’appuyer sur au moins 4 spatioports : la Starbase (Texas), le Kennedy Space Center (Floride) et deux anciennes plateformes pétrolières. A noter que l’entreprise étudie déjà avec la NASA une cinquième base avec la construction d’un nouveau pas de tir au KSC.
Par ailleurs, le SpaceX Starship apparaît comme un élément essentiel des ambitions d’Elon Musk en matière de vol habité vers l’espace lointain, et notamment l’établissement d’une base martienne avec l’envoi de premiers hommes sur la planète rouge d’ici 10 ans. Dans ce cadre, ce lanceur a été sélectionné par la NASA en avril 2021 pour le développement et la fourniture du Human Landing System (HLS) pour Artemis-3, l’alunisseur de la première mission habitée sur le sol lunaire (incluant la réalisation d’un vol d’essai sans équipage) prévue pour 2025. Ce contrat d’un montant de 2,9 Md$ a cependant été perturbé en 2021 par plusieurs procédures judiciaires, notamment suite à une contestation de Blue Origin proposant un projet concurrent. Si les plaintes ont été jugées sans suite, les financements associés de la NASA et le développement du HLS ont ainsi été suspendus pendant 6 mois.
Le SpaceX Starship intéresse également le Pentagone : en octobre 2020, l’U.S. Transportation Command a demandé à SpaceX de lui proposer des concepts de transport rapide de fret point à point pour des situations d’urgence (livraison de 70 t de matériel en moins d’une heure en tout point du globe).
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Dragon : des vols cargo aux vols habités
Si SpaceX est une société privée, elle doit sa croissance (voire sa survie) à la confiance qui lui est accordée par le gouvernement américain, notamment par le biais de contrats de service octroyés par la NASA ou par le Pentagone (National Reconnaissance Office, U.S. Space Force, U.S. Air Force).
En 2006, la NASA a octroyé à SpaceX un contrat de 396 M$ dans le cadre de la Phase 1 du Commercial Orbital Transportation Services (COTS), lui permettant de développer ses vaisseaux réutilisables Dragon 1 (Cargo) puis Dragon 2 (Crew et Cargo). En 2008, SpaceX s’est vu attribuer 1,6 Md$ par la NASA pour douze missions de ravitaillement de la Station Spatiale Internationale (ISS) jusqu’en 2016 dans le cadre du contrat Commercial Resupply Services-1 (CRS-1). En 2010, le Dragon est devenu le premier vaisseau lancé, placé sur orbite et récupéré par une société privée. La NASA a alors étendu le contrat CRS-1 jusqu’en 2020 avec quatre missions supplémentaires, puis en 2016, elle a choisi notamment SpaceX pour CRS-2 avec au moins six vols entre 2019 et 2024. Dans ce cadre, SpaceX a développé une nouvelle version de sa capsule cargo, Dragon 2 Cargo, avec quatre vols réalisés depuis décembre 2020 vers l’ISS.
Parallèlement, SpaceX a concouru à partir de 2011 au Commercial Crew Program de la NASA. Retenue en 2014 aux côtés de Boeing, la société d’Elon Musk n’avait reçu « que » 2,6 Md$ de subvention contre 4,2 Md$ pour Boeing. SpaceX a été la première à acheminer deux astronautes de la NASA à bord de l’ISS le 30 mai 2020 avec sa capsule Crew Dragon (Dragon 2 Crew) lancée par un Falcon-9. Il s’agissait du premier vol d’astronautes depuis le sol américain avec un système de lancement américain depuis l’arrêt de la navette en 2011. Ce succès signifiait également le retour de l’autonomie des États-Unis en matière de vol habité.
Depuis, SpaceX a conduit avec succès 3 vols habités vers l’ISS, dont 2 en 2021. Le 16 novembre 2020, la mission « Crew-1 » était une première à bien des égards : premier vol opérationnel d’un équipage de quatre personnes dans un même habitacle et premier vol orbital habité autorisé par l’Office of Commercial Space Transportation de la Federal Aviation Administration (FAA).
En 2021, deux missions habitées vers l’ISS ont été assurées par SpaceX : Crew-2 lancé le 23 avril 2021 depuis le Kennedy Space Center en Floride, avec la présence de l’astronaute français de l’ESA Thomas Pesquet, premier européen à voler à bord d’une capsule Crew Dragon, puis Crew-3 lancé le 11 novembre 2021. Compte tenu des retards accumulés par Boeing qui espère l’exploitation opérationnelle du Starliner en 2023, la NASA a attribué fin 2021 trois nouvelles missions à SpaceX. L’entreprise assurera donc un total de 9 missions post-certification (6+3) sur le contrat attribué en 2014. La NASA a par ailleurs lancé un nouvel appel d’offres fin octobre pour de nouvelles opportunités d’acheminement d’astronautes.
En mars 2020, la NASA a également octroyé à SpaceX un contrat pour un montant maximal de 7 Md$ pour le développement du Dragon XL avec au minimum deux missions dans le cadre du programme Gateway Logistics Services. Ce programme, analogue au CRS, a pour objectif de ravitailler le Lunar Gateway, la station orbitale lunaire développée dans le cadre du programme Artemis. Le Dragon XL, qui devrait être lancé à bord d’un Falcon Heavy, sera une évolution de la capsule Dragon avec une capacité d’emport de 5 tonnes de fret pressurisé et non-pressurisé.
À noter que SpaceX est à ce jour la seule société sélectionnée mais l’Agence se réserve le droit d’incorporer d’autres prestataires.
SpaceX profite également de ses capacités pour proposer de nouveaux services dans le secteur du tourisme spatial. Axiom Space a notamment contracté avec SpaceX pour le lancement de ses quatre missions privées à destination de l’ISS en 2022 et 2023. L’entreprise a également assuré un premier vol de tourisme en orbite basse en septembre 2021 pour la mission Inspiration4.
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Starlink : une méga constellation de satellites en orbite basse
En janvier 2015, SpaceX s’est lancée dans le développement de Starlink, une constellation de 12 000 satellites capable de fournir un service Internet à large bande dans le monde entier. Après un lancement de prototypes en février 2018, SpaceX a réalisé 33 lancements en deux ans depuis mai 2019. Au 1er janvier 2022, plus de 1 750 satellites Starlink sont opérationnels bien que 149 aient déjà été désorbités. L’entreprise ambitionne à terme de déployer une constellation de 42 000 satellites mais n’a reçu à ce jour l’autorisation de la Federal Communications Commission (FCC) que pour les 12 000 premiers. Elle souhaite mettre à profit son futur lanceur Starship pour déployer les 30 000 autres satellites. Starlink est aujourd’hui en phase de test de sa version bêta aux États-Unis et dans 22 pays (17 pays d’Europe dont la France, le Canada, le Mexique, le Chili, l’Australie et la Nouvelle-Zélande). Les performances de Starlink seraient, selon SpaceX, meilleures que 95% des connexions Internet américaines actuelles. L’abonnement à son service s’établit à $99 (avec un achat préalable des terminaux et autres équipements à $499). Avec déjà 140 000 clients, SpaceX estime que son service pourrait lui rapporter annuellement 30 Md$. La production des terminaux utilisateurs reste cependant un sujet sensible, notamment sa cadence de production pour satisfaire les 750 000 commandes mais également le coût encore trop élevé qu’elle souhaite diviser par quatre.
En outre, la société est en lice pour le Rural Digital Opportunity Fund proposé par la FCC afin de réduire la fracture numérique aux États-Unis, doté d’un montant total de 20,4 Md$. En décembre 2020, la première phase du programme a attribué 9,2 Md$ sur 10 ans à 180 opérateurs : SpaceX s’est taillée la part du lion en remportant 885,5 M$ (4ème bénéficiaire et premier proposant une infrastructure spatiale). Par ailleurs, SpaceX a obtenu 149 M$ de la Space Development Agency en octobre 2020 pour fournir 4 satellites capables de détecter et de suivre les missiles balistiques et hypersoniques, dont l’architecture reposera sur celle des satellites Starlink.
Avec la multiplication des constellations et des objets spatiaux, la gestion du trafic spatial est étudiée par l’entreprise. Elle a notamment équipé ses satellites Starlink d’un système anticollision autonome. En mars 2021, SpaceX a d’ailleurs signé un accord de coopération avec la NASA pour réduire les risques de collision en contraignant SpaceX à réaliser toute manœuvre d’évitement nécessaire avec des satellites de l’Agence.
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Une valorisation financière inédite pour une société privée du Spatial
Force est de constater qu’en deux décennies, SpaceX a complètement bouleversé les marchés du secteur spatial américain et mondial, en ayant atteint deux de ses trois objectifs initiaux. En juillet 2020, la banque d’investissements Morgan Stanley évaluait SpaceX à 52 Md$, en octobre 2021 la société était désormais valorisée à plus de 100 Md$. Cumulant 2 Md$ de revenus en 2019, SpaceX a levé près de 1,2 Md$ en février 2021 portant à plus de 6 Md$ le total levé.