Recherche agricole et innovation : agriculteurs et représentants s’alignent pour faire face au Congrès et peser sur les plans politique et environnemental

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Crédits photo : Mike Stoll

 

Alors que le Build Back Better Act, prévoyant un investissement initial de 3,5 trilliards de dollars, puis revu à la baisse pour un montant attendu d’environ 1,8 trilliards de dollars (USD), est négocié au Sénat dans le cadre de la Réconciliation (une procédure permettant aux Démocrates de faire passer leur projet de loi sans soutien du parti Républicain), les représentantes Abigail Spanberger (Virginie) et Chellie Pingree (Maine), ont fait parvenir à la Porte-Parole de la Chambre Nancy Pelosi et au Leader de la majorité au Sénat Chuck Schumer une lettre insistant sur la nécessité du maintien des dispositions liées à l’agriculture. Elle est consultable ici.

Parallèlement, les organisations de la société civile se coalisent en masse pour éviter des coupes budgétaires perçues comme insoutenables, alors que les conséquences du changement climatique se font ressentir au niveau de la ferme comme de la forêt, et que le gouvernement communique ses ambitions climatiques sur la scène internationale. L’adresse directe de ces acteurs directement impactés à Nancy Pelosi et Chuck Schumer, prouvent bien que la demande pour un accompagnement technique et financier existe. Reste à savoir si le gouvernement suivra, et quels seront les postes de dépense sacrifiés face aux résistances internes au parti.

 

Une demande associée au projet de loi Build Back Better

 

Quelles sont les dispositions agro-environnementales intégrées au projet de loi…

 

Si le texte de loi de reconstruction post-COVID et post ère Trump Build Back Better repose sur un projet essentiellement axé sur la justice sociale, l’accès à l’éducation et aux soins de santé, elle comporte également un volet « agriculture » ainsi qu’un axe « science, espace et technologie », et aborde aussi la question des ressources naturelles.

Sur le plan agricole, il est prévu de promouvoir les initiatives soutenant l’emploi rural, notamment dans les parties isolées et tribales du pays, et de garantir l’accès à l’eau potable comme à une énergie renouvelable efficiente et fiable. Des programmes de support aux activités de foresterie combattant les feux et améliorant la santé des forêts sont également intégrés au texte.

Concernant la science et la technologie, dans un contexte où la Chine est perçue comme un compétiteur majeur face aux ambitions américaines en termes de recherche spatiale, la loi intègre des investissements dans les centres de la NASA (National Aeronautics and Space Administration), qui travaille sur les questions aérospatiales, et la NSF (National Science Foundation), qui correspond à l’Agence Nationale de la Recherche, visant à moderniser les infrastructures (cybersécurité, systèmes d’information) et s’attaquer au changement climatique, ainsi qu’à créer de nouveaux programmes et bourses de recherche.

La question des ressources naturelles est également prise en compte, à travers des investissements cruciaux dans la lutte contre la sécheresse, les feux sauvages et le stockage d’eau au niveau national. Des programmes ayant trait à la résilience climatique doivent être développés via la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), essentiellement en lien avec les infrastructures. Le chapitre « conservation des ressources » alloue 28 milliards de dollars (USD) aux programmes de conservation du United States Department of Agriculture (USDA), équivalent du Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, ce qui correspond à une augmentation de 47% des investissements garantis par rapport aux prévisions contenues dans l’ordonnance de 2018 (dont les différents volets sont décrits ici). Des garde-fous contenus dans le texte visent à garantir que ces investissements soient injectés dans des pratiques agricoles réduisant directement la perte de nutriments dans les sols ou les émissions de gaz à effet de serre, ou capturant ces émissions tout en participant à la production agricole.

 

… et comment s’articulent-elles avec les attentes des Démocrates ?

 

Les Démocrates, notamment via le Comité Agricole de la Chambre des Représentants, espéraient inclure des mesures facilitant les investissements en biocarburants et la recherche climatique, à travers un chapitre prévoyant 1 milliard USD à cet effet.

Ils envisageaient par ailleurs d’inscrire un volet « conservation » de 28 milliards, dont 5 pour les paiements directs aux producteurs établissant des cultures de couverture, 200 millions dédiés à l’assistance technique mise en œuvre par le Service de Conservation des Ressources Naturelles. D’autres mesures sont aussi prévues comme le nouveau Programme d’incitations pour la qualité environnementale (EQIP), auquel devraient être alloués 9 milliards USD, et le Programme d’Intendance pour la Conservation qui devrait bénéficier d’une injection de 4 milliards USD. Ce programme promeut la création de « paquets » régionaux d’activités agricoles de conservation visant la réductions des impacts du changement climatique pour différents systèmes de production : pastoralisme, terres agricoles, forêts privés non industrielles, ou producteurs en transition biologique.

Les deux représentantes Démocrates, qui ont par le passé sponsorisé les projets de lois sur la Résilience Agricole et la promotion des pratiques favorables au climat en agriculture, s’inquiètent du contenu de la loi, qui passe outre, selon elles, le rôle des agriculteurs, ranchers et propriétaires forestiers dans la séquestration carbone. Le volet à 28 milliards n’ayant pas été intégré à la proposition de loi, les défenseurs de cet ensemble de mesures sont nombreux à espérer qu’il puisse être ajouté ensuite.

Il semble essentiel à leurs yeux d’intégrer toutes les communautés, y compris rurales et agricoles, au projet de reconstruction nationale. Elles avancent que les dispositions contenues dans la version actuelle du projet de loi communiquent une vision facilitant des investissements ciblés, pour une agriculture résiliente au changement climatique, c’est-à-dire permettant une séquestration carbone significative et réduisant les émissions de gaz à effet de serre au niveau de l’exploitation. Jusqu’alors, les projets législatifs n’ont pas permis de mobiliser les financements nécessaires aux programmes de conservation volontaires et les services d’assistance technique essentiels à l’investissement des agriculteurs dans l’action climatique, tandis que selon elles, la demande existe au niveau des producteurs.

 

Ces demandes trouvent un écho dans une lettre plus récemment signée par une trentaine de membres du Congrès, requérant à Nancy Pelosi et Chuck Schumer de maintenir dans le budget promu par le Comité Agricole un investissement de 7,75 milliards USD pour la recherche en agriculture, climat, l’innovation et le déploiement d’infrastructures de recherche. Ce volet financier alloue notamment 200 millions USD à l’Initiative pour la Recherche et l’Extension en Recherche Agricole Biologique (OREI).

 

 

Une implication des agriculteurs au niveau national

 

Une mobilisation à grande échelle parmi les premiers concernés

 

Dans un contexte où le changement climatique et les dérèglements liés impactent de plus en plus sensiblement les agriculteurs américains, ceux-ci se mobilisent pour que le projet prévoit des investissements dimensionnés aux défis qui se profilent.

Plus tôt ce mois, un total de 165 organisations et entreprises ont appelé le Congrès à maintenir les 28 milliards de dollars proposés pour les programmes de conservation dans la loi Build Back Better Act. Ces investissements permettraient de soutenir le travail entrepris par le Département de l’Agriculture (USDA), tels que le Programme d’incitations pour la qualité environnementale (EQIP), qui soutient les producteurs dans la mises en place de pratiques agricoles dites régénératives, c’est-à-dire améliorant la qualité des sols et la résilience des cultures face au changement climatique. Ces pratiques facilitent par ailleurs la séquestration du carbone et favorisent la profitabilité des exploitations. D’après le Fonds Américain pour les Terres Agricoles (American Farmland Trust, AFT), ces programmes sont largement populaires auprès des agriculteurs, et la demande d’accompagnement technique ne cesse d’augmenter.

 

Parallèlement, plus de 130 organisations issues du milieu agricole ont elles aussi adressé au Congrès une missive officielle demandant de maintenir de l’investissement pour la recherche en agriculture. Cette mobilisation des différentes parties prenantes tient notamment du fait que le projet de Réconciliation, pour aboutir, a besoin de l’appui des sénateurs Démocrates réputés conservateurs Joe Machin (Virginie Occidentale) et Kyrsten Sinema (Arizona), qui se sont déclarés en opposition avec une large partie du texte législatif. Ce blocage a induit la renégociation à la baisse du projet, exposant les dispositions agricoles et climatiques à un risque de sous-investissement non négligeable.

Faisant face à l’urgence de la situation et à la vulnérabilité du secteur agricole, cette pétition ambitionne de sauvegarder 7,75 milliards USD pour la recherche agricole, et a été signée par de nombreuses universités prestigieuses du système de concessions de terres (land grant) comme Cornell, Tufts, les Universités d’Etat du Colorado, du Michigan, de Caroline du Nord, d’Oklahoma, d’Oregon, d’Arizona, ainsi que les Universités de Floride, et du système californien.

La National Coalition for Food and Agricultural Research (NCFAR), via sa Directrice Exécutive, Laura Wood Peterson, salue la proposition d’investissement venant soutenir l’entreprise en éducation, recherche et économie de l’USDA, qu’elle qualifie de « générationnel » (propos recueillis par Dan Klotz dans cet article). De son côté, Margaret M. Zeigler, Président de la Fondation Supporters of Agricultural Research (SoAR), coalition non partisane à vocation éducative, voit dans ces dispositions le moyen de renforcer le secteur agricole américain, de façon à se préparer aux évènements météorologiques extrêmes de type tornades et à limiter le changement climatique.

 

Des retours sur investissements anticipés

 

La lettre suggère en effet que « doubler la recherche et le développement en agriculture entre 2020 et 2030 réduirait les émissions globales de gaz à effet de serre de plus de 100 millions de tonnes », citant le récent rapport de l’Institut Breakthrough, un centre global de recherche en environnement basé en Californie.

Le texte revient aussi sur une étude publiée en 2019 dans la revue Climate, qui démontre que pour chaque dollar investi dans la recherche et le développement en agriculture, 17 dollars de bénéfices sont en moyenne observés. Malgré ce retour sur investissement conséquent, il est indiqué que les moyens financiers mobilisés par le gouvernement américain pour ce secteur sont en baisse constante sur le demi-siècle dernier, passant de 20 à 8,9% de l’investissement global. L’allocation des 7,75 USD prévue ne correspond qu’à 0,2% de la somme totale initialement proposée par la Loi de Réconciliation. Elle devrait néanmoins aider les systèmes agricoles du pays à s’adapter en partie au changement climatique pour les prochaines années, et ce pour toutes les communautés concernées, dont la demande de soutien continue.

 

Dans ses recommandations à l’Administration Biden pour la transition agricole, l’Initiative sur les Cultures de Couverture, ou Cover Crop Initiative, figurait déjà parmi les priorités  de l’AFT. D’après le Fonds, recourir trois fois plus à cette pratique, dans un contexte sans labour des terres, pourrait avoir un impact équivalent au retrait annuel de 260 millions de véhicules des routes. La section « conservation » du texte alloue 5 milliards USD à l’initiative, ce qui permettrait de payer chaque année les agriculteurs 25 dollars par acre (4 km²) recouvert, avec un plafonnement à 1000 acres par exploitation. Cette disposition comprend un volet assurantiel pour les agriculteurs prenant des risques sur des terres exposées à des conditions météorologiques défavorables.

Il est également prévu, dans le cadre de l’EQIP, de payer 5 dollars par acre les propriétaires terriens non exploitants, afin d’augmenter l’adoption des pratiques régénératives sur les terres louées, dans un contexte où plus de la moitié des terres agricoles est louée dans certaines régions. Une initiative développée par l’AFT, Les femmes pour la Terre, a montré que les propriétaires terriennes non exploitantes sont particulièrement réceptive à ce type d’arrangements, une opportunité souvent inexplorée.

Par ailleurs, les recherches de l’AFT ont démontré les bénéfices climatiques issus de la protection des terres, à travers les émissions évitées. Par exemple, sur l’année 2020 seulement, le Programme de Conservation Durable des Terres Agricoles mis en œuvre par l’état de Californie a permis d’éviter de relâcher plus de 4 millions de tonnes de carbone équivalent dans l’atmosphère. Poursuivant cet objectif, l’AFT encourage particulièrement le Congrès à maintenir les 1,5 milliards USD proposés pour le Programme de Facilitation pour la Conservation Agriculture (ACEP).

 

La loi Build Back Better Act est ainsi perçue comme une opportunité unique pour le gouvernement de se résoudre à mettre en œuvre les investissements tant attendus, qui permettront peut-être de préparer les systèmes alimentaires aux risques climatiques qui se dessinent.

Les attentes sur son contenu sont élevées, et ce pour tous les secteurs, et c’est dans un contexte tendu que le texte final se négocie cette semaine. Selon les dispositions retenues, il sera pertinent d’étudier les liens entre investissements en R&D agricole et le programme AIM4CLIMATE promu par les Etats-Unis et visant à faire du pays un leader mondial dans le domaine, décrit à son lancement dans un article précédent.

 

 

Rédactrice : Juliette Paemelaere, Chargée de coopération scientifique INRAE, [email protected]

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