Changement climatique, politiques agricoles et sécurité alimentaire : une conversation entre chercheurs et politiques organisée par l’Institut Américain des Entreprises

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« Changement climatique, agriculture, sécurité alimentaire, et politique ». C’est sous ce chapeau que s’est tenu, le 12 avril dernier, le premier évènement grand public marquant le retour en présentiel des débats organisés par l’Institut Américain des Entreprises (American Enterprises Institute, AEI), avec deux panels de discussion modérés par Vincent H. Smith, directeur des études en politique agricole à AEI et professeur à l’Université d’Etat du Montana, et Eric J. Belasco, chercheur senior à l’AEI. Ce séminaire politico-scientifique a d’abord permis de présenter dans les grandes lignes les risques liés au changement climatique au secteur agricole et les grandes orientations s’offrant à lui pour y faire face, déroulant des constats à l’échelle planétaire et au niveau national. Il s’insère à point nommé dans l’agenda politique du pays, alors que le département de l’Agriculture (United States Department of Agriculture, USDA) a récemment publié son partenariat pour des Marchandises Climato-Intelligentes, ou Partnership for Climate-Smart Commodities. Il a ainsi également été présenté comme programme phare sur les questions d’agriculture durable (pour plus de détails sur ce programme, voir l’article publié en début d’année à ce sujet).

Les intervenantes ont cherché à présenter des compléments de réponse autour des solutions existantes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) issues de l’agriculture, en proposant des politiques permettant également aux communautés de s’adapter à de nouveaux climats, tout en maintenant les niveaux de production et assurant la sécurité alimentaire.

L’agriculture confrontée aux impacts et aux risques globaux liés au changement climatique 

Quatre experts sont intervenus dans le premier panel pour évoquer les problématiques rencontrées par le secteur agricole face au changement climatique à l’échelle globale :

  • Eric J. Belasco, chercheur senior non résident à l’AEI (USA) ;
  • Mark Rosegrant, chercheur émérite au l’Institut International de Recherche en Politique Agricole, ou IFPRI (USA), le seul centre basé à Washington D.C. du consortium global en recherche agricole, le CGIAR,  qui regroupe quinze centres ;
  • Justus Wesseler, professeur et Directeur du Groupe de Politique Economique Agricole et Rurale à l’Université de Wageningen (Pays-Bas) ;
  • David Zilberman, Robinson Chair du Département d’Economie Agricole et des Ressources à l’Université de Californie à Berkeley (USA). David Zilberman a reçu le Prix Wolf 2019 en Agriculture.

En introduction, il a été rappelé que l’agriculture est l’une des principales utilisations des terres dans le monde. Une partie de la communauté scientifique affirme que nos capacités à améliorer la production agricole, alors que la population globale est en augmentation constante, vont atteindre des limites risquant d’entrainer des pénuries alimentaires et la faim dans le monde. Les innovations technologiques en agriculture ayant rendu les cultures modernes plus sensibles aux risques climatiques, la recherche dans ce domaine souhaite identifier des solutions améliorant leur résilience.

Le changement climatique associé aux émissions de GES est généralement perçu comme influençant la productivité agricole de trois manières. Toutes choses égales par ailleurs, l’augmentation des concentrations de dioxyde de carbone et d’ozone dans l’atmosphère ainsi que l’élévation des températures ambiantes affectent la croissance des plantes. En outre, les variations de précipitations associées à des températures mondiales plus élevées impactent également la productivité agricole. Bon nombre d’articles publiés sur ces effets laissent entrevoir des perspectives peu optimistes. À l’aide de données recueillies sur plusieurs décennies (jusqu’à cinq), les chercheurs produisent généralement des modèles statistiques permettant l’étude des relations entre rendements, utilisation efficace des ressources (appelées mesures de productivité des facteurs), et variables météorologiques telles que la température, les précipitations et le dioxyde de carbone.

Mark Rosegrant de l’IFPRI a présenté les effets du changement climatique sur les productions agricoles au cours des vingt dernières années. Une baisse significative des rendements à l’échelle mondiale est déjà observée, notamment en ce qui concerne le maïs et le blé, avec des disparités géographiques significatives. Les prévisions à horizon 2050 semblent également mauvaises, quel que soit le scénario retenu, et l’adaptation des pratiques apparaît comme un levier insuffisant pour compenser ces effets. Selon l’expert, ce phénomène induira inévitablement une hausse des prix à l’échelle mondiale et une disponibilité et une qualité moindres des principales matières premières nécessaires à une alimentation humaine équilibrée.

 

Moyenne de cinq modèles économiques mondiaux en fonction des scénarios climatiques pour le riz, le blé, les autres céréales, les oléagineux et le sucre.  Graphique utilisé dans la présentation de M. Rosegrant et issu de la publication : Wiebe et al., Environmental Research Letters (2015)

 

David Zilberman, de l’Université de Californie à Berkeley, a insisté sur le potentiel des nouvelles biotechnologies comme appui à la lutte contre les effets du changement climatique. Il a notamment évoqué le génie génétique permettant selon lui d’augmenter le rendement des cultures tout en réduisant les besoins en eau et en intrants, sous réserve de résoudre les obstacles liés à la réglementation. Selon lui, l’agriculture biologique ne pouvant pas résoudre les problèmes globaux de sécurité alimentaire à moyen et long terme, les biotechnologies sont nécessairement à intégrer au panel des solutions. Il a également insisté sur les co-bénéfices proposés par l’agriculture dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, comme les biocarburants ou le stockage du carbone. Eric Belasco, de l’AEI, a quant à lui souligné que toute approche comporte des compromis et qu’il n’existe pas de solution miracle permettant de répondre à la fois aux émissions, à la sécurité alimentaire et aux préoccupations écologiques.

Justus Wesseler de l’Université de Wageningen a présenté la stratégie européenne Farm to Fork visant à atteindre 25% de terres en agriculture biologique d’ici 2030, ainsi qu’une réduction des intrants chimiques de 50%. Selon lui, celle-ci diffère de la stratégie américaine ou d’autres stratégies à travers le monde car elle implique une réduction de 10% des surfaces actuellement cultivées et induit également, selon certaines études, une baisse des rendements. Elle ne mentionne pas non plus explicitement l’utilisation des biotechnologies et promeut des objectifs ambitieux en matière d’agriculture biologique. Pour le panéliste, cette stratégie implique une baisse des productions agricoles qui pourrait constituer un risque pour la sécurité d’approvisionnement alimentaire à terme du continent européen. Cette stratégie européenne a fait l’objet d’une étude aux conclusions plutôt négatives de la part du Service de Recherche Economique de l’USDA, ayant elle-même été commentée par des experts d’INRAE dans un papier de décembre 2020 ( ici).

Malgré les différences de point de vue, tous les panélistes se sont accordés sur le fait que les investissements dans la recherche et le développement technologique demeurent cruciaux pour faire face à l’impact du changement climatique sur l’agriculture et assurer la sécurité alimentaire mondiale à l’avenir. Un consensus général a semblé émergé autour de la nécessité pour l’agriculture de prendre le virage des biotechnologies, ceci afin de limiter les effets du changement climatique et l’utilisation des ressources nécessaires aux productions agricoles. Dans ce contexte, le rôle de la réglementation, son impact sur l’agribusiness et ses startups a été mis en avant afin de faire évoluer les normes et les pratiques.

L’agriculture et son impact sur le climat à l’échelle du pays

Le second panel s’est intéressé aux impacts possibles  des politiques agricoles actuelles et prospectives sur le changement climatique en présence de :

  • Deborah Atwood, directrice exécutive de l’initiative AGree (coalition des risques économiques et environnementaux) à l’Institut Meridian ;
  • Scott Faber, vice-président senior aux affaires gouvernementales au groupe activiste Environmental Working Group ;
  • Barry K. Goodwin, chercheur senior non résident à l’AEI ;
  • William Hohenstein, directeur du Bureau des Politiques en Energie et Environnement à l’USDA ;
  • Will Martin, chercheur senior à l’IFPRI.

La stratégie de l’USDA pour l’agriculture en lien avec les enjeux climatiques a été présentée par William Hohenstein. Le gouvernement fédéral poursuit une approche, à l’échelle de son économie, pour atteindre des émissions de GES nulles à l’horizon 2050, et une réduction d’environ 50 % d’ici 2030. La séquestration carbone constitue un angle d’attaque privilégié pour les 9 années à venir.

L’agriculture contribue à environ 10,5% des émissions de GES du pays, et sa contribution relative par rapport à d’autres secteurs a augmenté récemment du fait d’un recul des émissions issues des autres secteurs. Le principal facteur contribuant à ces émissions est la gestion du sol, à hauteur de 55%, suivi des fermentations digestives des ruminants (29%) et, enfin, la gestion des engrais (13%). Ces proportions présentées par l’USDA correspondent à l’inventaire réalisé par l’Agence de Protection de l’Environnement (ou EPA, Environmental Protection Agency) en 2022, comme le montre le graphique ci-dessous :

 

Graphique issu du rapport EPA (2022) : Inventory of U.S. Greenhouse Gas Emissions and Sinks: 1990-2020. U.S. Environmental Protection
Agency, EPA 430-R-22-003. https://www.epa.gov/ghgemissions/draft-inventory-us-greenhouse-gas-emissionsand-sinks-1990-2020

Il est noté que l’utilisation des engrais azotés et l’efficience des fertilisants peut être augmentée. Des pistes d’action sont également à envisager du côté de la séquestration du méthane, qui peut être maximisée à l’échelle du pays. Un Plan avait été publié en décembre 2021 par le Bureau de la Maison Blanche sur la politique climatique nationale, présentant une stratégie de réduction des émissions de méthane avec un chapitre spécifique au secteur agricole. Les solutions mises en lumière incluent :

  • L’adoption de systèmes alternatifs de gestion du fumier,
  • L’expansion de la production et de l’utilisation d’énergie renouvelable sur site,
  • Le développement de l’initative Partnership for Climate-Smart Commodities abordée en introduction,
  • L’augmentation des investissements visant à quantifier le méthane agricole, et les innovations connexes.

 

La question des marchés du carbone agricole, actuellement issus de diverses initiatives privées et non formalisés par l’USDA a été abordée. Les agriculteurs signent donc des partenariats avec le secteur privé, et plusieurs registres ont émergé comme le American Carbon Registry, mais le marché du carbone agricole ne représente que 2% du marché total des compensations carbone. Même si une exploitation peut générer plusieurs centaines de crédits, le processus est complexe et peu abordable pour de nombreux agriculteurs. Une approche à l’échelle de l’exploitation pourrait fournir des clés pour comprendre les coûts de transaction existants et ainsi aller au-delà des barrières existantes sur le marché.

Le rapport de novembre 2021 publié par le Service de Recherche du Congrès au sujet des marchés du carbone agricole et forestier donne des éléments de contexte et rappelle que la loi de la même année sur les Solutions Climatiques en Croissance (Growing Climate Solutions Act) pose les bases de la création d’un programme de certification USDA pour un vérificateur tiers et des fournisseurs d’assistance technique. Il nécessite que l’USDA établisse et maintienne une liste des protocoles validés à son échelle, tout en gardant le marché du carbone non régulé.

Dans l’optique de donner une nouvelle orientation aux politiques agricoles, Will Martin questionne l’intérêt et l’impact des subventions existantes sur le marché (le total est estimé à 638 milliards USD/an, avec la Chine, l’Union Européenne et les Etats-Unis en tête) comme les mécanismes de support des prix, les subventions dites « vertes », les services et biens publics, les transferts découplés et les subventions intrants/produits. A noter que la dernière loi agricole (Farm Bill) de 2018 incluait 60 milliards USD de subventions pour la conservation.

Cibler la culture la plus émettrice est une stratégie favorable à la réduction rapide des émissions. Il est noté qu’à l’échelle globale, le riz, qui figure sur le podium des céréales les plus cultivées au monde, est responsable d’environ 30% des émissions de méthane issues de l’agriculture (un GES jusqu’à 28 fois plus « réchauffant » que le carbone) et 11% des émissions de protoxyde d’azote. Le Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’évolution du Climat (GIEC) estime ainsi qu’en 2010, la production de riz était responsable de 7% des émissions de méthane d’origine anthropique. Ces émissions sont essentiellement issues des rizières du fait d’un manque d’oxygénation des cultures immergées. Comment faire en sorte de soutenir des cultures moins émettrices pour favoriser de nouvelles cultures, surtout dans des contextes où certaines activités agricoles sont économiquement intéressantes et historiquement ancrées ?

En vue de réorienter les soutiens à l’agriculture, il est important d’étudier les effets de chacun d’eux. Les émissions liées à la consommation des carburants régressant nettement du fait d’un modification des comportements des individus, ce poste n’est pas à prioriser. Will Martin présente plusieurs scénarios et leurs impacts :

  • Elimination ou réorganisation : en termes de réduction des émissions, les résultats ne sont pas convaincants. L’efficacité économique est également à nuancer car la majeure partie des coûts sont endossés par les agriculteurs, provoquant une augmentation des prix et une probable réduction de la sécurité alimentaire ;
  • Conditionnalités environnementales : bénéfiques pour le climat mais pas pour la nature (une production inférieure est observée, amenant à la mise en culture de plus de terres) ;
  • Investissement en innovations durables : les bénéfices sont nets, avec une situation potentielle de « gagnant-gagnant-gagnant » (productivité, résilience et séquestration en hausse) et une augmentation marquée des revenus agricoles.

Il a aussi été montré que les subventions aux bio-carburants ont peu d’impacts sur la compétitivité du secteur, notamment dans le Midwest, qui dispose de la plus grande capacité de production du pays.

La montée en puissance de l’initiative AGree

Deborah Atwood a clôturé les échanges et présenté le travail d’AGree, une initiative dans le domaine des systèmes alimentaires portée par le Meridian Institute, et née des suites de discussions organisées autour d’une déclinaison américaine de la stratégie Farm to Fork évoquée plus haut. L’Institut s’est ainsi placé comme un forum de discussion appuyant les parties prenantes principales du secteur (avec la mobilisation de plus de 2 300 personnes) dans l’identification des changements politiques nécessaires à la transformation du système alimentaire américain, voire au développement du secteur agricole au-delà des frontières. Cet effort bipartisan a permis de formuler des recommandations consensuelles portant le sujet au niveau de priorité nationale. Les dirigeants et conseillers  d’AGRee ont développé des feuilles de route dans les domaines politique et de l’innovation, et proposé des réformes majeures dans les domaines de l’alimentation et la nutrition, l’immigration (notamment la main-d’oeuvre agricole), le développement international, les systèmes alimentaires locaux et communautaires, la recherche, et les environnements de travail.

AGree a permis de lancer la coalition sur le risque économique et environnemental, qui a joué un rôle actif durant les négociations sur la loi agricole de 2018. Le Meridian soutient actuellement le travail d’AGree sur le développement de politiques permettant le maintien de l’assurance récolte, notamment via le Programme Fédéral d’Assurance Récolte (FCIP) et via la création du nouveau mécanisme PACE assurant une garantie de couverture post-application. Il supporte également les initiatives visant l’amélioration de l’accès aux données agricoles pour les exploitants, le développement des cultures de couverture, et la promotion des mesures issues des secteurs bancaires et financiers pour un secteur agricole plus rentable et plus durable. (Pour plus d’informations, voir ici).

Les enregistrements des échanges sont disponibles ici.

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