Anticiper l’impact de l’Intelligence Artificielle sur les enfants et adolescents : Entretien avec Mathilde Cerioli, Docteure en Neurosciences et Co-fondatrice d’Everyone.AI

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Bonjour Mathilde, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est Everyone.AI, l’origine de cette structure à but non lucratif et les motivations derrière votre travail sur ces thématiques?

Everyone.AI est une structure non-profit, avec des personnes qui discutent des avantages et des dangers de l’IA pour les enfants. Nous faisons des recherches, collaborons et œuvrons à sensibiliser pour que les interactions numériques soient utiles, enrichissantes et en limitant les risques pour les enfants et les adolescents. Notre but, c’est vraiment de sensibiliser les personnes et d’instaurer des règles proactives dans ce domaine qui bouge très rapidement.

Everyone.AI est né d’un constat scientifique: l’environnement dans lequel nous vivons et grandissons a un impact significatif sur notre développement, notamment au niveau de nos compétences cognitives et socio-émotionnelles. Des recherches ont clairement établi des associations entre l’exposition aux écrans, les interactions technologiques des enfants, et leur développement. Nous nous sommes alors demandés quel pourrait être l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur ce développement, en sachant que l’usage de la technologie se répand de plus en plus rapidement. Par exemple, qu’arrive-t-il lorsqu’un enfant de cinq ans utilise la réalité virtuelle ? À cet âge, les enfants commencent seulement enfin à distinguer clairement le réel de l’imaginaire. Pour eux, les personnages de dessins animés peuvent sembler réels, provoquant parfois de la panique. Imaginez maintenant les effets d’un casque de réalité virtuelle, où le monde virtuel devient complètement immersif. Le cerveau, en réalité virtuelle, réagit davantage comme s’il était dans le monde réel, et ce encore plus chez les enfants.


C’est dans ce cadre que nous devons réfléchir aux contextes d’utilisation de ces technologies : à quel âge et comment les enfants devraient-ils utiliser ces outils ? Un enfant de deux ans, de huit ans ou de seize ans n’aura pas les mêmes capacités ni les mêmes besoins.


Pouvez-vous nous parler un peu plus de votre équipe et de vos débuts ?

Nous sommes une petite équipe en pleine croissance, composée de quatre co-fondateurs. Anne-Sophie, avec qui je travaille depuis cinq ans, est spécialisée en design thinking et entrepreneuriat dans les produits pour enfants. Céline Malvoisin, orthophoniste, s’intéresse depuis longtemps au développement des enfants. Gregory Renard est un expert en IA, et je suis moi-même, psychologue et docteure en neurosciences.
Notre rencontre est née de nos activités de consulting dans le domaine des technologies éducatives, appelé edtech, où les questions sur l’utilisation de l’IA devenaient de plus en plus fréquentes. Grâce au réseau français dans la Silicon Valley, nous avons pu collaborer avec Gregory Renard. C’est ainsi qu’est née l’idée de créer Everyone.AI, suite à nos discussions sur le développement des enfants et l’importance de trouver des réponses à ces questions. 

 

Co-fondateurs d’Everyone.AI: de gauche à droite: Mathilde Cerioli, Anne-Sophie Seret, Céline Malvoisin, Gregory Renard.

 


Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les actions concrètes de cette non-profit, et quels sont vos objectifs?

L’objectif d’Everyone.AI est d’anticiper à travers la recherche les risques et les opportunités que l’intelligence artificielle (IA) représente pour les enfants, les adolescents, et les adultes. Nous voulons comprendre comment les produits développés pour des adultes seront utilisés par des enfants. Prenons l’exemple de l’iPad : initialement conçu pour les adultes, il est maintenant largement utilisé par les enfants.


Vous voulez dire qu’à l’heure actuelle, les concepteurs de produits digitaux, d’IA et/ou de VR ne mettent pas en place des recommandations à destination des parents, enfants et adolescents ?

Effectivement, à l’heure actuelle, il n’existe pas de recommandations spécifiques claires pour les enfants. Les discussions et recommandations actuelles se concentrent principalement sur la protection de la vie privée et la réduction des biais, qui sont des enjeux essentiels. Cependant, il n’y a pas de directives spécifiques qui prennent en compte les phases de développement des enfants. On essaie d’appliquer des normes conçues pour les adultes à des enfants, ce qui n’est pas adéquat. C’est comme si on mettait une ceinture de sécurité pour adulte à un nouveau-né au lieu de l’installer dans un siège auto adapté.

 

Les enfants évoluent énormément au cours de leur développement, et il est crucial d’adapter les recommandations et les produits à chaque stade de leur croissance. Parler avec un agent AI ne représente pas les mêmes risques pour un adulte dont les capacités d’abstraction et la compréhension des relations sociales sont complètement développées par rapport à celles d’un jeune enfant, en plein apprentissage de ces notions. Les recommandations pour l’utilisation de l’IA doivent être adaptées aux différentes étapes de développement de l’enfant.

 

Etant donné que votre travail s’adresse aux enfants et adolescents, des enfants et/ou adolescents font-ils partie de votre équipe et participent-ils à vos projets ?

Oui, en quelque sorte ! Nous sommes tous parents au sein de l’équipe, avec des pré-adolescents et des adolescents qui contribuent à nos analyses. Il est essentiel de collaborer avec ceux à qui nos projets s’adressent, pour s’assurer de toucher les bonnes cibles de manière pertinente.

 

Quelle est votre stratégie pour répondre à ces enjeux et quelles actions concrètes menez-vous ?

Nous travaillons actuellement sur plusieurs fronts. Tout d’abord, nous élaborons des lignes directrices spécifiques pour l’utilisation de la technologie par les enfants, en tenant compte de leur âge et de leur développement cognitif. Ensuite, nous sensibilisons les concepteurs de produits digitaux à l’importance de créer des technologies qui respectent les besoins et les capacités des enfants.

Nous développons également des outils et des ressources pour les parents et les éducateurs, afin de les aider à naviguer le monde complexe de la technologie et de l’IA. Notre objectif est de créer un environnement sûr et bénéfique pour les enfants, où la technologie est utilisée de manière éthique et adaptée à chaque stade de leur développement.

 

Comment s’est construite cette initiative et quel est l’objectif du rapport que vous venez de publier ?

Notre démarche a commencé par une exploration approfondie pour comprendre l’intérêt porté à cette question par le grand public. Nous avons constaté que beaucoup de personnes se posaient les mêmes questions que nous, mais que globalement il y avait assez peu de réponses. Cela nous a donc poussés à approfondir nos recherches et à rédiger un rapport de recherche [NDLR: publié en accès libre sur la plateforme ArXiv le 29 mai 2024]. Afin de mener ce travail, nous avons commencé par réaliser des interviews avec des acteurs de l’écosystème de l’IA pour anticiper les prochains développements technologiques. Par exemple, il y a deux ans, peu de gens savaient que ChatGPT allait devenir aussi répandu qu’aujourd’hui. L’objectif était d’identifier quels outils et applications pourraient potentiellement influencer l’environnement des enfants. Nous avons également consulté des experts en éducation et en développement de l’enfant de grandes universités comme Harvard, Stanford et UC Berkeley, pour comprendre leur vision sur ces sujets. On a remarqué qu’ils sont enthousiastes quant au potentiel de l’IA, mais que tous soulignent des risques associés et insistent sur la nécessité de développer cette technologie de manière éthique.


Le rapport que nous avons rédigé vise donc à anticiper ces questions et à éviter les erreurs du passé, comme celles observées dans le développement des réseaux sociaux. Nous devons reconnaître que les adolescents sont particulièrement vulnérables à la recherche de récompenses immédiates et aux complexités des relations sociales, surtout en ligne. Notre objectif est de démarrer un effort international pour formuler des recommandations claires et adaptées à chaque tranche d’âge afin de protéger le développement cognitif, affectif et social de la future génération.

 

En plus de publier ce rapport, comment incitez-vous vos interlocuteurs à prendre en compte vos recommandations et à agir sur ces questions ?

Nous menons plusieurs actions concrètes pour sensibiliser et agir sur ces questions. Tout d’abord, nous utilisons divers moyens de communication tels que les médias, les podcasts, les conférences et les ateliers pour sensibiliser le public. Ensuite, nous encourageons à signer une intention d’engagement (pledge) sur notre site internet, qui permet aux signataires de déclarer leur engagement à prêter attention à ces questions, que ce soit en tant qu’utilisateurs ou concepteurs de produits.

Nous cherchons également à éclairer les parents, les éducateurs, les adolescents et les utilisateurs en général, afin qu’ils puissent choisir judicieusement les technologies qu’ils utilisent. Par exemple, nous avons récemment organisé un atelier avec parents et adolescents lors de la Nuit des Idées [NDLR: grande manifestation annuelle, scientifico-culturelle et artistique, organisée par les services du consulat de France sur des questions de société] pour expliquer de manière interactive ce qu’est l’IA et comment elle est utilisée. Nous pensons qu’il est essentiel de diffuser davantage d’informations sur l’apprentissage des enfants et les impacts du numérique sur leur développement.

 

Enfin, nous travaillons avec les institutions et les gouvernements pour réguler la création et l’utilisation de produits technologiques, en particulier ceux destinés aux enfants. Nous croyons fermement que l’Europe, et notamment la France, joue un rôle clé dans la régulation de ces questions. Il est crucial d’agir rapidement, car l’IA évolue à très grande vitesse et les décisions prises aujourd’hui auront un impact sur les générations futures.

 

Nous avons d’ailleurs eu la chance de bénéficier du soutien du consulat de France à San Francisco, qui nous a permis de partager nos travaux, et de nous présenter à différents acteurs institutionnels importants afin de faire avancer les questions de protections des enfants à cette ère de l’IA.

 

En tant que Française vivant aux Etats-Unis, comment ces deux cultures ont influencé votre manière de travailler et votre vision sur le sujet?

 

Il me semble qu’il y a, globalement, plus d’initiatives EdTech aux États-Unis où l’utilisation des technologies dans les salles de classe est beaucoup plus répandue. Il existe de bonnes et de mauvaises solutions des deux côtés, mais l’usage des écrans est plus banalisé aux États-Unis qu’en France, où leur utilisation est encore un peu moins fréquente. En raison de mon expérience dans la baie de San Francisco, j’ai constaté que les innovations américaines ont souvent tendance à s’exporter ensuite en France.


Aux États-Unis, et particulièrement en Silicon Valley, nous sommes plus sensibilisés aux sujets technologiques car nous sommes au cœur des dernières innovations. Cela nous permet d’avoir une idée plus claire de l’évolution des tendances, souvent avec deux ou trois ans d’avance sur l’Europe. Cette perspective influence notre travail de plusieurs façons. Par contre, l’Europe est un acteur clé dans le développement des régulations et se pose souvent dans une optique d’anticipation plutôt que de réaction. En ce sens, travailler avec la France et l’Europe est essentiel pour everyone.AI, compte tenu de la nécessité de faire évoluer les recommandations pour créer un environnement favorable pour les enfants de demain. 

En France également, il est courant de s’emparer des sujets qui nous tiennent à cœur et de faire entendre notre voix.
Vivre ici aux États-Unis m’a aussi convaincue qu’en frappant aux bonnes portes, il n’y a pas de limites : on peut réaliser des projets ambitieux. C’est l’esprit qui anime notre équipe. Être ici nous permet de collaborer directement avec les concepteurs et les développeurs de jeux vidéo et de matériel éducatif. Même les produits français, lorsqu’ils essaient de se lancer aux États-Unis, passent souvent par la Silicon Valley. C’est donc un espace très intéressant pour intervenir et influencer le développement des technologies éducatives.

 

Quels messages souhaitez-vous transmettre aux parents et aux enfants sur l’utilisation de l’IA?

Il est important de comprendre que l’IA est déjà présente dans notre vie quotidienne, que ce soit à travers les plateformes de streaming, les réseaux sociaux, les assistants ou les jeux vidéo. Notre objectif est d’aider les gens à comprendre ces algorithmes pour qu’ils puissent prendre des décisions éclairées sur leur utilisation. Il est essentiel de sensibiliser les parents et les enfants sur les bénéfices et les risques de l’IA, et de les encourager à être acteurs de leur propre utilisation de la technologie.

 

Où peut-on vous retrouver pour suivre vos activités et s’impliquer?

Vous pouvez nous retrouver sur notre site internet où vous trouverez notre rapport ainsi que d’autres ressources et informations sur nos initiatives. Nous sommes également très actifs sur LinkedIn et n’hésitez pas à nous contacter directement si vous souhaitez en savoir plus ou vous impliquer dans notre initiative. Nous organisons d’ailleurs des ateliers lors de hackathons, dans les entreprises, et établissements scolaires à la demande.

 

Signature:

Valentine Asseman, chargée de mission pour la Science et la Technologie, Consulat Général de France à San Francisco, [email protected] 

Emmanuelle Pauliac-Vaujour, attachée pour la Science et la Technologie, Consulat Général de France à San Francisco, [email protected]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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