Des personnalités et des revues scientifiques influentes prennent parti dans la campagne présidentielle américaine. Compte tenu de précédents de chercheurs ayant perdu leur emploi suite à des actions militantes, des associations leur proposent des formations sur le cadre légal de leur liberté d’expression.
L’enjeu de l’élection présidentielle américaine est vécu comme existentiel par la communauté des scientifiques du climat et de l’environnement. Le très médiatisé climatologue Michael Mann (Université de Pennsylvanie) – auteur de plusieurs ouvrages à succès sur les attaques du lobby pétrolier que lui ont valu ses recherches [1] – a ainsi déclaré dans des tribunes d’opinion [2] et lors d’une interview en juin 2024 sur la chaîne MSNBC qu’un deuxième mandat Trump serait “Game over” pour l’action climatique [3] aux Etats-Unis, mais-aussi au-delà, puisqu’il faudrait s’attendre sous une administration Trump II à une reprise du travail de sape des instances multilatérales.
Le 16 septembre, l’influente revue Scientific American a appelé à voter pour Kamala Harris [4], s’attirant aussitôt les critiques des media conservateurs [5] [6], qui avaient déjà peu apprécié que la très prestigieuse revue (britannique) Nature qualifie en juillet d’”historique” la candidature de la vice-présidente [7]. C’est la deuxième fois seulement dans ses 179 ans d’histoire que la revue Scientific American prend parti dans une élection présidentielle, la première fois ayant été en 2020, quand elle avait affiché son soutien à la candidature de Joe Biden.
L’élection présidentielle de 2020 avait déjà vu un degré inédit de sortie des scientifiques de leur réserve, après un premier mandat Trump marqué par de multiples mises en question de la science, compromissions de l’intégrité scientifique des agences fédérales et interférences politiques pour modifier les conclusions de leurs rapports .
Dans quelle mesure les scientifiques sont-ils autorisés à prendre publiquement parti dans la campagne électorale, a fortiori en faisant état de leur affiliation ?
De vifs débats avaient déjà été suscités en 2023 par les sanctions dont avaient fait l’objet les scientifiques du climat Peter Kalmus (Oak Ridge National Laboratory, un laboratoire du Department of Energy au Tennessee) et Rose Abramoff (NASA Jet Propulsion Laboratory, Californie) : il leur avait été reproché d’avoir déployé une banderole « Out of the lab and into the streets » au début d’une session plénière de l’assemblée annuelle de l’American Geophysical Union (AGU) à Chicago, en décembre 2022. L’AGU, plus grande société savante mondiale dans le domaine des géosciences, avait réagi en les expulsant de la conférence sous escorte, en retirant du programme les résumés de leurs interventions scientifiques (abstracts), et en adressant des signalements de faute professionnelle à leurs employeurs – ce qui avait valu ensuite à Rose Abramoff d’être licenciée en janvier 2023 pour “utilisation abusive de ressources publiques à des fins personnelles dans le cadre d’une mission”, et “violation du code de conduite et d’éthique du laboratoire”. Plus de 2000 chercheurs internationaux (parmi lesquels 124 affiliés à des institutions françaises, dont la coprésidente du groupe 1 du GIEC, Valérie Masson-Delmotte) avaient signé une lettre ouverte à AGU dénonçant la disproportion de cette réaction. L’affaire avait été médiatisée, notamment dans le New York Times (« I’m a Scientist Who Spoke Up About Climate Change. My Employer Fired Me. »), et jusqu’en France [8]. Le 17 février 2023, la direction d’AGU, s’appuyant sur les conclusions de son comité d’éthique, avait annoncé la réintégration des abstracts des deux scientifiques. Cette affaire avait conduit l’AGU à prévoir davantage d’espace de débat dans ses conférences ultérieures.
A l’occasion de la campagne présidentielle 2024, l’AGU a cette fois pris les devants en mettant en place un site Science votes the Future [9] pour guider les scientifiques qui veulent s’engager “en sécurité” dans l’élection présidentielle et en organisant une série de webinaires.
Le premier webinaire s’est tenu le 19 septembre 2024 et s’est intitulé : “How scientists can be involved in the run up to the 2024 election”, en partenariat avec l’Union of Concerned Scientists et le Climate Science Legal Defense Fund (CSLDF), qui apporte une aide juridique aux scientifiques faisant l’objet de pressions.
Chris Marchesano, avocat au CSLDF, a rappelé que le cadre juridique général pour les employés fédéraux ou financés par des fonds fédéraux est le Hatch Act de 1929, qui vise à protéger les fonctionnaires des pressions politiques. Selon le type d’emploi public, deux niveaux de restriction de la liberté d’expression peuvent s’appliquer :
- les agents chargés du law enforcement, ceux du FBI, de la CIA, de la NSA, du Secret Service et des Election Integrity Bodies ont interdiction de travailler, y compris comme bénévoles, pour une campagne politique, de servir au sein d’une organisation politique, de démarcher pour un candidat, de s’afficher comme soutien ou opposant à un candidat ;
- pour tous les autres employés fédéraux – et pour les scientifiques dont le travail est financé par des fonds fédéraux- il est interdit de s’engager dans des activités ou d’exprimer des positions politiques “pendant le service” (on duty). En dehors du service, il est autorisé d’être bénévole pour une campagne politique, de démarcher, d’être agent électoral (poll worker), de porter des badges ou autocollants de soutien à un candidat, d’afficher publiquement son soutien ou son opposition à un candidat, de s’exprimer dans des meetings, conventions et manifestations et d’utiliser les réseaux sociaux pour exprimer son opinion.
Le CSLDF recommande en période électorale un certain nombre de “bonnes pratiques” aux scientifiques qui veulent s’engager :
- assurer une traçabilité des heures “de service” (y compris en télétravail) ; le temps passé dans un véhicule professionnel est considéré comme du temps de service ;
- ne pas utiliser les ordinateurs et téléphones professionnels pour les activités politiques ;
- avoir des comptes distincts sur les réseaux sociaux ;
- ne pas utiliser l’argent de subventions (grant money) pour des activités politiques – ce qui n’inclut pas son propre salaire ;
- prendre des congés lorsqu’on participe à des meetings ou manifestations.
Il convient d’éviter des discours militants “en qualité officielle” (la jurisprudence étant la décision Garcetti v. Ceballos de la Cour Suprême en 2006)
Concernant en particulier les meetings et manifestations :
- ne pas utiliser un véhicule professionnel ;
- ne pas porter de vêtements liés au travail y compris les T-shirts, casquettes, etc avec des logos d’agences ou d’universités.
Concernant la critique des employeurs par leurs agents, la CSLDF recommande aux employés publics de s’appliquer le test “Pickering-Connick”, qui renvoie à deux décisions de la Cour Suprême, Pickering v. Board of Education en 1968 et Connick v. Myers en 1983 :
- la prise de parole porte-t-elle sur un sujet d’intérêt public, par opposition à un “grief minime” (petty grievance) ?
- y a-t-il un équilibre entre l’intérêt public de la prise de parole et l’intérêt de l’employeur de préserver un environnement de travail efficace et libre de perturbation ?
Le CSLDF a mis en garde quant au fait que les salariés du secteur privé (y compris les contractants du gouvernement) ne bénéficient pas du même niveau de protection en matière de liberté d’expression, même en dehors des heures de service, en rappelant l’affaire Briskman v. Akima : Juli Briskman, employée d’un contractant de l’administration, avait été contrainte de démissionner pour un geste irrévérencieux au passage du cortège présidentiel de Donald Trump en 2018 (en dehors des heures de service), au motif qu’elle avait nui à la capacité de son employeur à obtenir des contrats publics futurs. Le tribunal de Virginie avait considéré que la protection du Premier Amendement ne s’appliquait pas, compte tenu du droit de l’employeur à licencier sans justification (at-will employment), qui s’applique dans 49 Etats à partir du moment où le licenciement ne tombe pas sous le coup des lois anti-discrimination, des lois anti-représailles et des lois de protection des lanceurs d’alerte.
On notera donc que ces recommandations du CSLDF ne sont in fine pas réellement spécifiques à l’activité scientifique, et que le message dominant reste un message de prudence, les libertés garanties par le Premier Amendement n’incluant pas celle de garder son emploi.
Rappelons qu’en France, dans le cadre de la communication vers le grand public, et conformément aux règles déontologiques en vigueur, les enseignants doivent limiter leur prise de parole et publication à leur expertise professionnelle. Dès lors qu’ils expriment une opinion (idéologie, point de vue citoyen, engagement politique, culturel ou religieux), ils ne doivent plus s’exprimer au titre de leur fonction ou de leur institution et doivent exposer à quel titre ils s’expriment. Ces principes s’appliquent aussi bien aux chercheurs qu’aux enseignants-chercheurs
Rédacteur : Joaquim Nassar, Attaché pour la Science et la Technologie, Ambassade de France à Washington DC
[1] The Hockey Stick and the Climate Wars: Dispatches from the Front Lines (2013) ; The New Climate War: The Fight to Take Back Our Planet (2021)