Entre les 24 et 25 février a eu lieu le Forum sur les Perspectives Agricoles, organisé annuellement par le Département Agricole du gouvernement fédéral (USDA, United States Department of Agriculture) et notamment par le Bureau du Chef Économiste, en partenariat avec d’autres agences gouvernementales. Depuis 1923, il constitue l’occasion de partager et d’interpréter les signaux du marché du secteur agricole, dans une logique de partage d’informations sur les évolutions économiques nationales. Celles-ci peuvent permettre aux agriculteurs d’anticiper les tendances de l’offre et de la demande, et éviter la surproduction. Le Forum s’est ainsi développé comme une plateforme unique permettant aux participants du secteur agricole de se retrouver annuellement et d’échanger sur les sujets émergents du domaine, générant la transparence nécessaire au bon fonctionnement d’un marché libre. Il offre également l’opportunité d’échanger des idées, informations et meilleures pratiques entre producteurs, industriels, politiques et représentants officiels, ainsi qu’organisations non gouvernementales, aux niveaux domestique et international. Si en moyenne, 1 600 personnes assistent au Forum, celui-ci a eu lieu en format virtuel pour la deuxième fois consécutive.
Historiquement, le Forum est ouvert par le Chef Économiste de l’USDA, poste occupé actuellement par Seth Meyer, qui apporte son éclairage sur l’état et les perspectives de l’économie agricole et du commerce pour l’année. Les sessions explorent ensuite un large périmètre de sujets courants et émergents en agriculture, liés par exemple au commerce global, à l’innovation, aux derniers développements en biotechnologie et en sciences animales et végétales. Le thème de cette année, « Nouvelles voies vers la productivité et la croissance de la productivité », reflète la volonté de l’Administration Biden de mobiliser le secteur pour le climat, en faisant des agriculteurs et des industries les leaders de la transition vers une agriculture dite climato-intelligente, c’est-à-dire une « agriculture qui augmente la productivité et la résilience (adaptation) des cultures de manière durable, favorise la réduction/élimination des gaz à effet de serre (atténuation), améliore la sécurité alimentaire nationale et contribue à la réalisation des objectifs de développement du pays » (voir page ii du rapport : FAO, 2010. Pour une agriculture intelligente face au climat. Politiques, pratiques et financements en matière de sécurité alimentaire, d’atténuation et d’adaptation).
L’édition 2022 s’est articulée autour de deux journées. La première s’est ouverte par une présentation du Secrétaire pour l’Agriculture, Tom Vilsack, et s’est organisée autour d’interventions de panels variés sur des thèmes de la résilience, la bioéconomie, la science climatique en actions, entre autres. La seconde partie du Forum était en partie dédiée à un état des lieux de la production parmi les sous-secteurs, comme le coton, les biocarburants, le sucre ou l’élevage, tandis que plusieurs sessions se sont attaquées à des sujets transversaux comme la santé mentale des agriculteurs, la production biologique, les innovations en agriculture régénérative, ou la santé des sols par exemple. D’autres discussions autour des tendances productives nationales, de l’étiquetage et des pratiques de conservation ont également permis au Forum de couvrir un large périmètre. Sur les deux journées, une trentaine de sessions thématiques ont été organisées par les agences de l’USDA, permettant à plus d’une centaine de représentants de l’industrie, du gouvernement et du monde scientifique, de partager leurs perspectives et retours d’expériences sur les sujets abordés.
L’adresse de Tom Vilsack, Secrétaire pour l’Agriculture, rappelle le parti pris du gouvernement face au changement climatique
Lors de son discours virtuel, le Secrétaire Tom Vilsack s’est arrêté sur trois annonces majeures :
- L’ouverture des candidatures au programme d’extension des infrastructures et des équipements des agriculteurs souhaitant augmenter leurs capacités de production, y compris les petits agriculteurs. Les projets soumis peuvent chacun bénéficier d’un soutien allant jusqu’à 25 millions USD. Les projets bénéficiant les exploitants de petite taille comme les producteurs historiquement désavantagés seront particulièrement appréciés. Une allocation de 25 millions USD supplémentaires est prévue pour fournir une assistance technique au montage des dossiers, permettant également d’assurer un relai d’informations. Ce programme est complété par 40 millions USD visant à renforcer la main d’œuvre par des formations, notamment à travers les écoles techniques et communautaires.
- La publication -ouverte pour commentaires publics- sur les nouvelles réglementations liées à l’industrie de l’élevage et des volailles, sur base du texte dernièrement amendé en mai 2021 (Packers and Stock Yards Act), en vue de rendre le système plus transparent, et de protéger les producteurs indépendants.
- Un support additionnel à l’industrie biologique via un programme de transition et de développement commercial, reconnaissant le besoin de supporter les efforts d’accessibilité des marchés des nouveaux producteurs, et visant à protéger la marque « biologique » au niveau domestique et à l’import. Les transitions mises en œuvre par les producteurs prenant des risques doivent ainsi être mieux supportées, afin de renforcer l’opportunité de conversion. Le Secrétaire Vilsack parle de renforcer les « systèmes alimentaires » locaux et régionaux pour la vente directe au consommateur, ainsi qu’aux revendeurs, adoptant une approche sectorielle de la chaine de production.
Son discours est également l’occasion de mettre en valeur des efforts réalisés par l’USDA pour promouvoir l’agriculture urbaine. Dix-sept villes ont ainsi été sélectionnées par l’USDA pour bénéficier d’un soutien additionnel visant à leur permettre de développer des stratégies d’intégration de nouvelles activités agricoles dans leur environnement urbain. Le Secrétaire souligne la volonté du gouvernement de mieux lier les populations urbaines à l’agriculture, et d’améliorer la sécurité alimentaire nationale, soit l’indépendance et la diversité du secteur, les États-Unis étant importateurs de denrées alimentaires.
Le Partenariat pour des Marchandises Climato-Intelligentes, ou Partnership for Climate-Smart Commodities, est également présenté comme programme phare sur les questions d’agriculture durable. Suite au lancement du programme le 7 février ayant eu lieu à l’Université Lincoln du Missouri, un webinaire de présentation a été organisé mercredi le 16 février. Ce nouveau programme est investi à hauteur d’un milliard USD par l’USDA à travers la Corporation de Crédit pour les Marchandises et dans le cadre de la Stratégie Nationale d’Agriculture et de Sylviculture Climato-intelligentes. Piloté par le Service de Conservation des Ressources Naturelles (Natural Resources Conservation Service), il se concentre sur le financement de projets pilotes innovants et efficients participant à l’amélioration des méthodes de quantification et de suivi-évaluation des bénéfices issus des pratiques de séquestration des gaz à effet de serre (GES) et du carbone dans les sols. La définition officielle de « marchandise climato-intelligente » donnée par l’USDA retient en effet essentiellement les pratiques agricoles et sylvicoles réduisant les GES ou réduisant les émissions de carbone. Celles-ci intègrent par exemple les cultures de couverture, un labour limité ou inexistant, la gestion des nutriments et du fumier, l’agroforesterie, le boisement/la reforestation, la séquestration carbone des sols agricoles et des peuplements forestiers, les zones tampons, l’amendement des sols par le biochar, etc. Deux appels à projets sont ouverts, la première sélection étant attendue pour le 8 avril 2022. Les pratiques observées sur les projets pilotes permettront au gouvernement d’orienter sa stratégie nationale et les dispositions du texte de loi relatif au secteur agricole -le fameux Farm Bill– qui doit être renouvelé l’année prochaine.
La Mission pour l’Innovation Agricole pour le Climat, l’initiative internationale phare d’un pays se présentant comme leader en agriculture durable
La trajectoire qui semble se profiler résonne avec les récentes initiatives lancées par les États-Unis, qui se présentent comme les leaders de l’agriculture climato-intelligente. Quelques mois après avoir annoncé le lancement de la Mission pour l’Innovation Agricole pour le Climat, ou AIM for Climate (voir articles consacré ici et ici), en partenariat avec les Émirats Arabes Unis (EAU), Vilsack s’est déplacé à Dubaï où il a pu échanger avec de nombreuses parties prenantes de l’initiative. Les EAU, qui dépendent de leurs importations pour maintenir la sécurité alimentaire de leur population (le pays importe 80% de ses denrées alimentaires), sont face à des défis de taille en termes d’innovation agricole. Dans un contexte où les surfaces arables disponibles sont limitées, l’agriculture urbaine comme les exploitations verticales et en intérieur, constituent en effet des opportunités à explorer.
Alors que l’initiative bénéficie aujourd’hui de plus de 8 milliards USD d’investissement, le Secrétaire souligne que parmi les membres de la Mission, des acteurs centraux de la recherche et du développement dans ces domaines, comme IBM ou l’ONG The Nature Conservancy, vont prendre une part active dans la mise en œuvre de programmes améliorant la durabilité du secteur agricole. Le Secrétaire s’attarde sur la notion de « systèmes alimentaires durables« , faisant écho à l’engagement des États-Unis pour un secteur agricole respectueux de l’environnement. Les règles du jeu ont évolué puisqu’il ne s’agit plus seulement de produire plus, il faut produire mieux. Vilsack le reconnait, le gouvernement étant responsable du positionnement des producteurs, les programmes de conversation doivent faire l’objet d’investissements massifs. Reconnaissant les risques encourus par les agriculteurs cherchant à développer les pratiques favorables au climat, le gouvernement doit ainsi orienter les évolutions et se montrer pro-actif dans le domaine.
Dans ce contexte teinté d’un fort leadership, le Secrétaire s’est également exprimé autour de la relation complexe qui existe entre les États-Unis et la Chine au niveau commercial et sur la dépendance possible du marché national. Il reçoit dans ce contexte Elizabeth Economy, conseillère senior pour la Chine au Département du Commerce et anciennement chercheuse à l’Institut Hoover de l’Université de Stanford, et autrice du livre Le Monde selon la Chine, publié en 2022 par Polity. Autour d’une discussion orientée principalement sur des thématiques de politique économique et de souveraineté commerciale, les deux représentants reviennent sur la vision du développement historiquement promue par la Chine, ainsi que sur les politiques technologiques mises en place dans les secteurs agricole et manufacturier depuis 2015.
En amont de l’échange, la vision américaine retentit : « il n’existe pas dans le monde de systèmes, d’agriculteurs, ou d’efforts en agriculture, pouvant atteindre le niveau d’efforts entrepris par les États-Unis ». Le leadership est confirmé : les États-Unis veulent changer les règles du jeu, et le font savoir.
Rédactrice
Juliette Paemelaere, Chargée de coopération scientifique INRAE, [email protected]