Les 8 et 9 décembre derniers, Al Gore, ancien Vice-Président sous Bill Clinton (1993-2001) et fondateur de l’Organisation Non Gouvernementale (ONG) The Climate Reality Project ayant vu le jour en 2011, organisait au nom de son association une conférence virtuelle autour des pratiques issues de l’agriculture régénérative. Al Gore, reconnu pour ses efforts dans la lutte contre le changement climatique – il est d’ailleurs lauréat d’un Prix Nobel de la Paix en 2007 à ce titre – mobilise pour la troisième fois une large communauté de parties prenantes, majoritairement constituée d’agriculteurs et de scientifiques, en vue de sensibiliser un large auditoire aux impacts de la crise climatique sur les systèmes alimentaires, mettant en avant l’importance des pratiques durables pour l’adaptation et l’atténuation ainsi que les problématiques de justice environnementale. Il est accompagné par son invitée spéciale, la chef Alice Waters, reconnue notamment en Californie pour ses systèmes de restauration en circuit court.
Le mouvement d’agriculture régénérative est aujourd’hui au coeur de plusieurs problématiques, allant de la pressante nécessité de réduire les émissions de carbone dans l’atmosphère à l’accessibilité et la disponibilité de denrées nutritives pour tous et toutes. Jusqu’alors, son développement à grande échelle s’est vu obstrué par des barrières de taille. A travers sa conférence intitulée Climat du Sous-Sol – Rapprocher les Sciences climatique et agricole, Al Gore espère mieux comprendre ces obstacles, mais aussi les opportunités se présentant dans ce contexte, en identifiant les besoins existants pour mettre en place des pratiques agricoles durables à grande échelle et connecter communautés de praticiens et consommateurs au nom du bénéfice commun.
La première journée s’est articulée autour des pratiques régénératives et des avancées et défis liés à la mesure et la valorisation du carbone dans les sols agricoles. Parmi les invités sur ce thème figuraient Ray Archuleta, de l’Académie en Santé du Sol, Reginaldo Haslett-Marroquin, fondateur de l’Alliance pour l’Agriculture Régénérative, Tom Vilsack, Sécrétaire du Département de l’Agriculture (United States Department of Agriculture – USDA) au sein du gouvernement, Bruno Basso, professeur à l’Université d’Etat du Michigan, Kris Covey, expert en cartographie du carbone des soils, et Kellee James, à la tête d’une plateforme financière spécialisée en carbone agricole.
Pour la seconde session, un panel diversifié s’est concentré sur les thématiques de justices sociale et environnementale et l’innovation pour les réseaux alimentaires régionaux. Dans ce cadre, sont intervenus John Boyd, Jr., qui a fondé l’Association Nationale des Agriculteurs Noirs, Angela Drawson, Présidente de la Coopérative 40 Acre, Leah Penniman, co-fondatrice de l’exploitation Soul Fire, Karen Washington, activiste pour la justice alimentaire, la Dr. Shakara Tyler, Christopher Bradshaw, fondateur d’une association en sécurité alimentaire à Washington D.C. Enfin, John Compton et Selha « Cece » Graham ont conclu le séminaire pour parler communautés, chaines de valeur et distribution alimentaire.
« Une vérité qui dérange » ? Agriculture, changement climatique, et inégalités socioéconomiques sont bien liées
En ouverture, Al Gore prend sa casquette de présentateur (ce qui n’est pas sans rappeler la mise en scène du documentaire Une Vérité qui dérange ayant reçu l’Oscar du meilleur film documentaire en 2007) afin d’expliquer le rôle joué par l’agriculture conventionnelle dans le réchauffement climatique, et de rappeler que, alors que la crise climatique dévaste les cultures de nombreux agriculteurs, les pratiques régénératives présentent un fort potentiel de restauration des sols.
Légende image : Al Gore, le 22/01/2020 au Forum Economique Mondial à Davos, Suisse [Crédits photo : Markus Schreiber, AP, File]
Al Gore rappelle l’état du secteur agricole dans un contexte de changement climatique à l’échelle globale
L’exposé d’Al Gore constitue un réel exercice de mise en contexte des interventions suivantes. S’appliquant à mentionner exhaustivement les divers défis auxquels fait face le monde agricole, c’est-à-dire les terres arables, ses travailleurs, mais aussi l’ensemble des écosystèmes sur lequel son fonctionnement repose, l’ancien Vice-Président insère les problématiques dans l’actualité et souligne les liens de dépendance évidents entre inégalités historiques, précarité sociale et instabilité climatique.
Le Secrétaire à l’Agriculture Tom Vilsack partage la vision d’un gouvernement investi dans la modernisation et la valorisation du secteur agricole
Légende : Couverture du Plan d’Action pour l’Adaptation Climatique et la Résilience, USDA, Août 2021
Une première journée centrée sur les apports de la science au domaine de l’agriculture régénérative
Tout au long des trois premières sessions de ce séminaire virtuel, Al Gore, modérateur curieux et à l’écoute, invite les panélistes à présenter leur vision de la transition de l’agriculture conventionnelle vers l’agriculture biologique, ainsi qu’à débattre entre eux des modalités envisagées dans ce cadre. Il s’intéresse aux barrières comme aux opportunités existantes en pratique, et s’applique à faire émerger des messages clés destinés aux décideurs politiques. A travers une sélection diversifiée d’intervenants, il réussit à mettre en lumière des problématiques concrètes faisant écho aux quotidiens des agriculteurs, tout en faisant sa part belle au contenu scientifique nécessaire à la formulation de stratégies solides.
La transition vers des modèles agricoles respectueux des sols est possible mais doit être accélérée
Ce n’est aujourd’hui plus un secret, le coût associé à la transition écologique pour les agriculteurs est généralement considéré comme un facteur limitant, et constitue un premier filtre décourageant pour de nombreux producteurs vulnérables ne pouvant se permettre de modifier leurs pratiques. Afin de mieux comprendre cette tendance et identifier des pistes d’action, Al Gore se concentre sur la formulation de solutions adaptées aux défis rencontrés, sans cacher les coûts économiques ni les opportunités existantes, de la certification aux systèmes de rémunération pour carbone agricole.
Ce premier panel est constitué de Reginaldo Haslett-Marroquin et Ray Archuleta. Reginaldo est vice-président du Service d’Education en Agriculture Biologique et Durable du Midwest (MOSES), et Ray est spécialisé en sciences des sols, reconnu par la Société des Sciences des Sols d’Amérique. Leurs interventions se concentrent sur les principales barrières auxquelles font face les agriculteurs dans leur transition vers des formes d’agriculture respectueuses des sols, ainsi que sur les potentielles solutions existantes.
Légende image : Logo du MOSES
Les dernières avancées en sciences des sols au service du développement des marchés carbone
Alors qu’Al Gore poursuit l’exploration des solutions présentées par l’agriculture pour faire face à l’adaptation au changement climatique, il apparait essentiel de s’arrêter sur les résultats pointés par la recherche et les mesures réalisées autour de la séquestration carbone des sols agricoles, ainsi que des rendements agricoles et des nutriments. D’après le dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), le potentiel global de séquestration carbone dans les sols est équivalent à 5,3 Gigatonnes de CO2 par an d’ici 2030 (voir ici), une quantité estimée plus ou moins égale à celle émise annuellement par les activités agricoles entre 2000 et 2010 – ce qui se traduit par le fait que cette pratique pourrait rendre le secteur neutre en émissions carbone. L’enjeu est élevé. Des scientifiques de prestige et des entrepreneurs dans le domaine sont ainsi invités à partager leurs recherches et à discuter du potentiel de développement des marchés du carbone. Parmi eux : Dr. Bruno Basso, chercheur à l’Université d’Etat du Michigan, Kellee James, fondatrice et directrice Mercaris, start up de l’agtech, Kris Covey, Professeur à l’Université Skidmore (Etat de New York).
Le Dr. Bruno Basso, du Département des Sciences de la Terre et Environnementales de l’Université d’Etat du Michigan, est spécialiste des questions d’utilisation durable des sols et de modélisation des rendements. Travaillant notamment sur des modèles d’amélioration de la productivité des plantes, il aborde la question des incertitudes expérimentées par la majorité des agriculteurs dans leur prise de décision, et apporte son éclairage sur l’utilisation de données fiables pour faciliter l’accès aux marchés du carbone. Certaines de ces informations sont déjà accessibles, comme les données satellitaires produites par Landsat notamment, disponibles en ligne et mises à jour quotidiennement. Il s’agit néanmoins de populariser leur accès, et de faciliter leur lecture pour une interprétation sur le terrain. Le chercheur s’attarde également sur les éléments définissant une « pratique régénérative » (voir infographie ci-dessus). Au-delà de cette charte d’activités, il rappelle que, l’étiquetage « biologique » ou « fair trade » constituant à ses yeux des éléments mineurs sur le marché des consommateurs, des changements importants doivent être intégrés à l’offre pour proposer aux consommateurs des produits fiables.
La vérification et la comparaison des résultats passés sont considérées par le Dr. Basso comme les clés de voute d’un système durable, et c’est en partie ce que la start-up Mercaris, représentée par sa fondatrice Kellee James, cherche à améliorer, à travers le partage d’informations fiables et précises sur l’état des marchés des produits biologiques et sans Organismes Génétiquement Modifiés (OGM), et la mise en relation de l’offre et la demande grâce à une plateforme en ligne. Ces services facilitent la fixation des prix et la prise de décision pour les agriculteurs en situation d’incertitude.
Tour d’horizon sur la justice environnementale et l’intégration des agriculteurs BIPOC
La deuxième journée de séminaire, à travers une approche plus socio-économique, s’est concentrée sur la justice environnementale et l’intégration des agriculteurs issus des communautés dites « BIPOC » (Noires, Autochtones et de Couleur). Al Gore ouvre son propos et déclare : « La nourriture nous connecte tous. Elle soutien des modes de vie sains et productifs. Elle est centrale pour la santé et la prospérité des communautés dans lesquelles nous vivons. Je sais que nous pouvons saisir ce moment unique, ce défi, et planter un meilleur future pour nous tous« .
Un système agricole promouvant racisme systémique et expropriation
Cette première session, présentée comme une conversation entre Al Gore et le panel, met en lumière les efforts d’agriculteurs réinvestissant les traditions agricoles issues de leurs communautés et construisant de nouveaux réseaux en vue de les promouvoir à grande échelle.
Comment réparer un système alimentaire basé sur l’apartheid ?
Si les initiatives de réappropriation des terres historiquement détournées des communautés BIPOC sont nombreuses, la question de leur intégration durable dans un système s’étant construit en parallèle reste à poser. Al Gore revient ici sur l’importance de soutenir le mouvement national pour la souveraineté alimentaire initié par les communautés ayant été traditionnellement exclues des marchés. Le manque d’accès à des denrées alimentaires nutritives et produits de façon durable représente un défi de taille auquel le système doit répondre. Des figures emblématiques du mouvement d’affirmation et de promotion communautaire sont invitées à réfléchir aux solutions démocratiques existantes pour le développement des connections entre agriculteurs et consommateurs, ainsi que pour la construction de réseaux alimentaires vertueux et collaboratifs. Parmi ces participants comptent Karen Washington, activiste en agriculture urbaine à New York City, Christopher Bradshaw, fondateur de l’association Dreaming Out Loud qui conseille les acteurs du système alimentaire pour mieux intégrer les enjeux sociaux et de justice dans leur fonctionnement, mais aussi la Dr. Shakara Tyler, présidente du conseil d’administration du Réseau de Détroit pour la Sécurité Alimentaire des Communautés Noires et membre d’autres organisations œuvrant pour pour un agrarisme noir. Le terme « agrarisme noir » est une façon de créer une forme de prise de pouvoir et d’affirmation des communautés agricoles noires.
Les réseaux alimentaires régionaux : une solution viable ?
La conférence se termine sur une conversation autour de l’accessibilité des produits sains à un public grandissant. Al Gore pose le cadre en invoquant la crise sanitaire. Bien qu’ayant joué un rôle non négligeable de perturbateur dans l’état actuel des systèmes alimentaires, elle a essentiellement souligné leurs limites pré-existantes, et permis d’identifier où existent les opportunités de créer de meilleurs systèmes. De nouveaux modèles de collaboration et de soutien ont pu être discutés par John Compton, gestionnaire de programmes au Centre Médical de l’Université de Vanderbilt, Selha « Cece » Grahama, qui gère le programme Rolling Grocer 19 (RG19), service d’épicerie.
RG19 par exemple est un réseau créé pour répondre à l’urgence de la crise alimentaire dont souffre le pays. Basé sur la coopération communautaire, il propose de nombreux produits frais et non périssables à des publics essentiellement désavantagés, grâce à un système prix innovant et juste prenant en compte les revenus des clients.
Finalement, deux interventions ont été présentées en hors-d’œuvre. Le Dr. Rattan Lal, ayant reçu le Prix Mondial de l’Alimentation, professeur distingué à l’Université d’Etat d’Ohio, et Alice Waters, cheffe, pionnière dans le mouvement « de la ferme à l’assiette » ont ainsi partagé leurs perspectives sur les questions de justice et d’agriculture.
Le Dr. Lal a défendu une approche centrée sur les sols à l’échelle globale, vectrice selon lui d’une production alimentaire accrue et de meilleures conditions sanitaires pour les agriculteurs et leurs communautés, n’oubliant pas néanmoins de rappeler que le rapport final de la COP26 ne mentionne pas une seule fois le mot « sol ». Il s’arrête sur la question de conceptualisation et de traitement des problématiques à l’échelle micro auxquelles sont confrontés les agriculteurs à travers le monde, problématiques peu médiatisées. Dans le contexte des Objectifs pour le Développement Durable à horizon 2030 promus par l’Organisation des Nations Unies, il indique qu’une Coalition pour la Gestion et la Santé des Sols a vu le jour (Food and Land Use Coalition, ou FOLU) en 2017, réunissant des acteurs de la recherche et du milieu pour recentrer les discussions sur la composante « sols », malgré une visibilisation croissante des solutions pour le climat dites « naturelles ».
Légende image : logo FOLU, foodandlandusecoalition.org
Rédactrice : Juliette Paemelaere, Chargée de coopération scientifique INRAE, [email protected]