Origines de la pandémie : ce qu’en pensent les scientifiques américains.

Le 14 avril, le Washington Post rapportait que les responsables de l’ambassade des États-Unis en Chine avaient émis en 2018 des préoccupations de sécurité vis à vis du laboratoire de classe P4 de l’institut de Wuhan, qui aurait stocké des virus prélevés sur des chauves-souris. Depuis, le président Trump maintient le doute en affirmant que “beaucoup de gens examineraient la possibilité qu’un laboratoire chinois soit responsable de la pandémie de COVID-19”. Fox News a publié un article[1] le 15 avril dans lequel des sources anonymes suggèrent que l’épidémie de COVID-19 aurait pour origine l’Institut de Virologie de Wuhan (WIV), qui étudie les coronavirus dans le cadre d’un certain nombre de collaborations internationales avec les Etats-Unis ou la France. Les agences d’espionnage sont sous pression pour trouver des preuves blâmant le laboratoire chinois[2]. Dans la même période, fin avril, les National Institutes of Health (NIH) ont brutalement arrêté le financement d’un partenariat de recherche entre les Etats-Unis et les équipes chinoises de Wuhan et porté par EcoHealth Alliance

Face à ces différentes hypothèses et allégations, nous avons cherché à connaître la position de la communauté scientifique américaine et ses réponses, basées sur l’état des connaissances actuelles, qui expliqueraient l’origine du SARS-CoV-2 et son processus de dissémination.

Les scientifiques américains soutiennent majoritairement l’hypothèse d’une mutation naturelle du virus pour s’adapter à l’homme

En se focalisant sur les séquences génétiques, le projet collaboratif NextStrain centralise les évolutions génomiques des différents pathogènes. Kristian Andersen, immunologiste à l’institut de recherche Scripps (San Diego, Californie) déclare : « en comparant les données disponibles sur la séquence du génome des souches de coronavirus connues, nous pouvons fermement confirmer que le SARS-CoV-2 est né de processus naturels »[3].

Robert Garry (Tulane University, Nouvelle Orléans) et ses collègues, expliquent que le SARS-CoV-2 a probablement commencé à contaminer l’homme et à se diffuser à travers le monde dès 2019. Selon Trevor Bedford, chercheur renommé en épidémiologie génétique (université de Washington à Seattle) et membre de Nextstrain, « tous ces génomes présents à Wuhan fin novembre ou début décembre ont un ancêtre commun, ce qui suggère que ce virus serait apparu récemment dans la population humaine ». Trevor Bedford indique que l’arbre phylogénétique chronologique montre une émergence initiale à Wuhan en novembre-décembre 2019, suivie d’une transmission interhumaine soutenue[4]. Suite à un prélèvement effectué le 19 janvier, le premier cas détecté aux Etats-Unis (nommé « USA/WA1/2020 ») apparaît dans l’état de Washington, un voyageur revenu de Wuhan le 15 janvier. Le virus dont il était porteur a été rapidement séquencé par la division des maladies virales du Center for Disease Control and Prevention (CDC) américain et le résultat rendu public le 24 janvier. Le cas WA2 était identique au cas WA1, mais présentait trois mutations supplémentaires. A noter que la propagation communautaire importante dans le comté de Snohomish s’est produite sans être détectée, en raison des règles de la CDC qui exigeait un voyage direct en Chine ou un contact direct avec un cas connu pour envisager un test[5].

Ian Lipkin (directeur, Mailman School of Public Health, Columbia University, New York), a déclaré qu’il travaillait avec une équipe de chercheurs chinois pour déterminer si le nouveau coronavirus est apparu dans d’autres régions de la Chine avant d’être découvert pour la première fois à Wuhan en décembre. Cet effort repose sur l’aide des centres chinois de contrôle et de prévention des maladies[6]

Cependant, les études américaines qui contredisent la provenance de Wuhan du virus sont très peu nombreuses. Un manuscrit d’une équipe de recherche de Los Alamos Laboratory étudiant l’évolution moléculaire des mutations du virus vient de conclure : “[Notre] approche a révélé que les virus portant la mutation Spike D614G observée de manière répétée à travers le monde, replacent la forme originale du SARS-CoV-2 à Wuhan ”[7]

Le SARS-CoV-2 est certainement un virus ayant naturellement circulé de la chauve-souris à l’homme, comme le soutiennent plusieurs scientifiques issus d’institutions renommées (Mailman School of Public Health de Columbia University, Scripps Research Institute à San Diego, School of Medicine de Tulane University à la Nouvelle Orléans) dans un article publié le 17 mars 2020 dans le journal Nature[8]. Robert Garry, interviewé sur PBS (Public Broadcasting Service) le 4 mai, insistait à nouveau sur cette théorie. D’autres chercheurs originaires de grandes institutions (Colorado State University, CDC, NIH, Emory University, le Consortium for Conservation Medicine de New York, UC Davis) confirment cette hypothèse et rappellent que certaines espèces de chauve-souris hébergent jusqu’à 12 coronavirus[9] sans que ceux-ci ne les affectent (étude de février 2020, universités de Princeton et Berkeley)[10].

Merlin Tuttle, un des experts mondiaux en conservation des chiroptères de University of Kansas et fondateur du Merlin Tuttle’s Bat Conservation  Center, rappelle que ni les CDC ni l’OMS n’ont pu confirmer la présence de chauve-souris sur le wet market de Wuhan[11] et qu’il est probable qu’un hôte intermédiaire soit à l’origine de la transmission à l’homme.

Trevor Bedford utilise l’épidémiologie génomique qui suit les séquences génétiques des agents pathogènes pour comprendre les modèles de transmission et de propagation. Son équipe confirme que le SARS-CoV-2 mute très rapidement, en moyenne environ deux mutations par mois, et accumule ces changements au cours du processus de transmission d’une personne infectée à l’autre. Cependant, de nombreuses formes de transmissions demeurent difficiles à suivre ou mesurer et seraient donc sous-estimées (cryptic connections)[12].

Les experts américains réfutent largement l’hypothèse d’une souche créée artificiellement ou sortie d’un laboratoire.

Alors que le laboratoire P4 de Wuhan devenait de plus en plus la cible de la maison blanche, 27 scientifiques, dont une majorité d’américains qui ont collaboré directement avec le WIV, ont rejeté collectivement l’idée dans une lettre publiée le 20 mars dans la revue The Lancet[13]. Ils rappellent la qualité de leur collaboration dès le début de la crise avec leurs collègues chinois, les échanges de données et la transparence dont ils ont bénéficié. Ce message aura conforté la prise de position conjointe des présidents des trois Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de la médecine des États-Unis dans une lettre qu’ils avaient adressée le 6 février à Kelvin Droegemeier, directeur de l’Office of Science and Technology Policy (OSTP).

Les vecteurs potentiels de fuite du virus en dehors d’un laboratoire sécurisé sont peu nombreux : ils procèdent soit de l’infection du personnel, soit d’un traitement négligé de déchets dangereux, dans le cas présent au Center for Disease Control situé près du wet market de Wuhan. Dans un article de NPR[14], Jonna Mazet, (directrice du programme PREDICT de USAID voir infra) rappelle que “les scientifiques de Wuhan ont reçu les mêmes formations que leurs homologues américains, qu’ils appliquent les mêmes normes de sécurité lors de la manipulation de virus, et qu’il est extrêmement difficile d’isoler et d’amplifier une souche étudiée afin que la maladie se propage”. Ces propos sont corroborés par James LeDuc, directeur du Galveston National Laboratory (Texas) qui dirige la plus grande installation de bio-confinement sur un campus américain, mais également Maureen Miller (épidémiologiste, Columbia University) qui insistent sur les processus de qualité et les règles de sécurité du laboratoire P4 de Wuhan qui seraient “équivalents à ceux des laboratoires aux Etats-Unis ou en Europe”.

D’autres experts tels que Vincent Racaniello (microbiologiste, immunologiste, Columbia University) et ses collègues indiquent que le génome du SARS-CoV-2 séquencé aujourd’hui est le résultat de plusieurs années de mutations naturelles, ce qui rend improbable une contagion par un virus échappé d’un laboratoire[15]. James LeDuc et Maureen Miller, mentionnés précédemment) ont mené des recherches sur les coronavirus des chauves-souris en collaboration avec la virologiste Shi Zhengli du WIV  qui avait découvert le lien entre les chauves-souris et le SARS. Ils la décrivent comme « pleinement engagée, très ouverte, transparente sur son travail et désireuse de collaborer ».

Néanmoins, quelques chercheurs très minoritaires n’excluent pas l’hypothèse d’une erreur humaine qui aurait permis la fuite du virus hors du laboratoire de Wuhan. Lynn Klotz (Arms Control and Non-Proliferation, Washington) et Richard Ebright (Biochimiste, Rutgers University) ainsi que David Relman (Microbiologie, Stanford) promeuvent l’établissement de normes plus strictes et d’une surveillance renforcée des recherches impliquant la manipulation de pathogènes[16].

Ces prises de positions de l’administration s’accompagnent de remise en cause de certains programmes de recherche.

Le 28 avril 2020, le partenariat scientifique entre le WIV et l’EcoHealth Alliance portée par l’ONG new-yorkaise, s’est vue privée de financements par l’administration américaine, sans justification et malgré son alignement avec les priorités stratégiques du NIH[17]. Pourtant reconduit depuis 15 ans, ce projet avait pour objectifs l’étude du passage des coronavirus des chauves-souris à l’humain, notamment en Chine du Sud, ainsi que la mise en place d’une surveillance géographique en vue d’éviter de nouvelles épidémies. Dr. Robert Garry (Tulane University) et Peter Daszak (directeur de EcoHealth Alliance)[18] mentionnent que dans ses 5 premières années, la subvention a permis de produire une vingtaine d’articles, ainsi que les séquences génétiques de deux coronavirus de chauve-souris qui sont maintenant utilisées comme outils de laboratoire pour tester le médicament antiviral remdesivir. La communauté scientifique a une nouvelle fois réagi avec inquiétude et colère à cette information selon le journal Science[19], et Gerald Keusch, ancien directeur du Center Fogarty International (NIH) dénonce une “interférence politique de la pire sorte dans un programme de recherche”, et une décision “fortement contre-productive”[20].

Les décisions de l’administration américaine peuvent être contradictoires. Pour mémoire, en septembre 2019, le financement du programme PREDICT[21]  soutenu à hauteur de 200 millions de dollars a été arrêté sur décision de l’administration américaine, avant que 2,26 millions de dollars ne soient réalloués en avril dernier. Lancée en 2009 par USAID (U.S. Agency for International Development), cette coopération avec le WIV et pilotée par Jonna Mazet (UC Davis), a permis de diagnostiquer plus de 1200 virus, dont 160 nouveaux coronavirus, potentiellement déclencheurs de pandémies. Il a également servi à former les personnels d’une soixantaine de laboratoires étrangers, dont ceux de Wuhan.

Perspectives

En mai 2020, si les experts américains n’excluent pas définitivement l’hypothèse d’un accident de laboratoire, ils réaffirment de manière consensuelle et sans ambiguïté l’origine naturelle du virus. Par contre, les études se poursuivent pour déterminer si les mutations nécessaires pour provoquer la maladie se sont produites avant ou après que le SRAS-CoV-2 ait été transféré à l’homme.

En revanche, le processus de propagation géographique du COVID-19 reste en débat. L’hypothèse chinoise d’une propagation du virus suite aux Jeux mondiaux militaires à Wuhan en octobre 2019, en présence de plus de 9000 athlètes[22], dont de nombreux américains, devrait relancer la polémique.

Malgré les critiques de l’administration Trump selon lesquelles Pékin ne coopère pas avec les étrangers pour endiguer la maladie, les chercheurs américains semblent poursuivre leurs échanges avec la Chine pour déterminer l’origine du coronavirus. Cependant, la communauté scientifique appréhende fortement les dommages générés par une suspicion et des enquêtes unilatérales contre un ou plusieurs laboratoires de recherche. L’impact sur la diplomatie scientifique et la coopération internationale entre laboratoires de recherche pourrait avoir des conséquences sur le long terme.

Aux Etats-Unis, cette crise sanitaire relance également le débat parmi les experts sur le lien entre les modifications apportées par l’homme à son environnement et l’apparition de nouvelles zoonoses.  Les scientifiques américains convergent en rappelant qu’une pandémie comme celle-ci n’est pas une surprise, comme en témoignent leurs avertissements répétés aux gouvernements successifs depuis des années alors que le pays n’était pas préparé à faire face à une telle situation. Le très médiatique directeur du National Institute of Allergy and Infectious Diseases, Anthony Fauci, exhortait dès janvier 2017 les responsables politiques à se préparer face à l’inévitabilité d’une « épidémie surprise ». 

Au coeur de la crise sanitaire, les experts américains qui implorent une révision du modèle de société pour anticiper les crises sanitaires, environnementales et climatiques à venir sont nombreux mais peu audibles dans un pays profondément divisé sur ces questions. Peter Daszak, expert américain auprès de l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES), a d’ailleurs interpellé le gouvernement en liant les enjeux de biodiversité, santé et alimentation, et en sollicitant notamment l’intégration de mesures de protection de la nature dans les plans de relance nationaux [23].

Auteurs :

Rédacteurs : Stéphane RAUD et Julien BOLARD (SST Washington), Renaud SEIGNEURIC (SST, Houston), avec la contribution de Xavier BRESSAUD (SST, Washington), Juliette PAEMELAERE (INRAE, Washington) et Sylvette TOURMENTE (CNRS, Washington)

Notes :  

[1] https://www.foxnews.com/politics/coronavirus-wuhan-lab-china-compete-us-sources

[2] US intelligence agencies under pressure to link coronavirus to Chinese labs

[3] Scientists Are Tired of Explaining Why The COVID-19 Virus Was Not Made in a Lab

[4] https://nextstrain.org/ncov/north-america?dmax=2020-01-08&dmin=2019-12-27

[5] https://bedford.io/blog/ncov-cryptic-transmission/; Cryptic transmission of novel coronavirus revealed by genomic epidemiology

[6] https://www.ft.com/content/f08181a9-526c-4e4b-ac5f-0614bf1cffb3

[7] https://doi.org/10.1101/2020.04.29.069054

[8] https://www.nature.com/articles/s41591-020-0820-9

[9] Luis, A. D. et. al., Biological Sciences, 07/04/2013, https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rspb.2012.2753

[10] Brook, C. E. et. al., Elife, 03/02/2020, https://elifesciences.org/articles/48401

[11] As the Pandemic Inflames Old Fears, Texas’s ‘Bat Man’ Urges: Don’t Blame Bats

[12] https://bedford.io/blog/ncov-cryptic-transmission/; Cryptic transmission of novel coronavirus revealed by genomic epidemiology

[13] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30418-9/fulltext

[14] https://www.npr.org/sections/goatsandsoda/2020/04/23/841729646/virus-researchers-cast-doubt-on-theory-of-coronavirus-lab-accident

[15] https://www.scmp.com/news/china/society/article/3079391/bat-virus-bioweapon-what-science-says-about-covid-19-origins

[16] Wuhan lab coronavirus intelligence – The Washington Post

[17] https://www.the-scientist.com/news-opinion/nih-cancels-funding-for-bat-coronavirus-research-project-67486

[18] https://www.npr.org/sections/goatsandsoda/2020/04/29/847948272/why-the-u-s-government-stopped-funding-a-research-project-on-bats-and-coronaviru

[19] https://www.sciencemag.org/news/2020/04/nih-s-axing-bat-coronavirus-grant-horrible-precedent-and-might-break-rules-critics-say

[20] https://www.sciencemag.org/news/2020/04/nih-s-axing-bat-coronavirus-grant-horrible-precedent-and-might-break-rules-critics-say?utm_source=Nature+Briefing&utm_campaign=bd5343781f-briefing-wk-20200501&utm_medium=email&utm_term=0_c9dfd39373-bd5343781f-42819799

[21] https://www.usaid.gov/sites/default/files/documents/1864/predict-global-flyer-508.pdf

[22]https://www.lemonde.fr/international/article/2020/05/12/les-mysteres-des-jeux-mondiaux-militaires-de-wuhan_6039365_3210.html

https://www.nytimes.com/2020/03/13/world/asia/coronavirus-china-conspiracy-theory.html?searchResultPosition=8 

[23] https://ipbes.net/covid19stimulus?utm_source=Nature+Briefing&utm_campaign=8952c41133-briefing-dy-20200428_COPY_01&utm_medium=email&utm_term=0_c9dfd39373-8952c41133-44988049#_ftnref2

 

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